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et la période subjective ; la première exclusivement scientifique, et la seconde sentimentale et religieuse. Ce fait singulier tient sans doute à la complexité des idées de notre siècle. Dans la première partie de sa carrière, chaque philosophe est frappé d’un point de vue exclusif ; dans la seconde, il cherche à faire la part des élémens qu’il a négligés dans la première. Quelle que soit l’explication du fait, Lamennais nous présente à son tour le même exemple de transformation. Seulement, dans la plupart des cas, le mouvement s’est fait du point de vue philosophique au point de vue religieux. Lamennais, au contraire, s’est transformé en sens inverse. Sans abandonner jamais les idées religieuses, il est passé du point de vue théologique au point de vue philosophique ; de la philosophie militante à la philosophie pure, spéculative, contemplative ; de la polémique à la forme abstraite et théorique. De ses deux ouvrages philosophiques, le premier, l’Essai sur l’indifférence, a fait beaucoup plus de bruit, et, grâce à un paradoxe célèbre, a fondé une école ; le second, l’Esquisse d’une philosophie, a peut-être moins d’originalité, mais plus de grandeur et de majesté ; l’Essai sur l’indifférence est une œuvre de parti ; l’Esquisse est une œuvre de science. Le style de l’Essai est plein de véhémence et de chaleur ; celui de l’Esquisse, d’une largeur et d’une sérénité remarquables. Le premier a creusé une question logique des plus importantes, le critérium de la certitude ; le second embrasse toutes les questions de la philosophie.

On ne peut pas dire, sans doute, que l’Esquisse d’une philosophie présente un système nouveau et original. C’est plutôt une œuvre composite, où beaucoup d’idées d’origine différente se mêlent et quelquefois se contrarient ; mais ces idées sont grandes et intéressantes, et quelques-unes même, neuves alors, anticipent sur la philosophie ultérieure. Le mérite éminent de cette œuvre est surtout d’être à peu près le seul essai de synthèse générale philosophique qu’ait présenté notre siècle. M les écrivains de l’école sensualiste, Cabanis et Broussais, ni ceux de l’école spiritualiste, V. Cousin et Jouffroy, ni les philosophes humanitaires et socialistes, ni ceux de l’école théologique (Lamennais lui-même, dans sa première période), n’avaient essayé, connue les Allemands, de rassembler et d’enchaîner dans une œuvre composée et savamment équilibrée l’ensemble de leurs vues philosophiques sur l’homme, l’univers et Dieu. Une ontologie, une théologie, une cosmologie, une anthropologie, une esthétique, une philosophie des sciences : telles sont les différentes parties de cette œuvre magistrale. Il n’y manque qu’une politique, qui devait former le cinquième volume, et dont il reste quelques fragmens. Une conception aussi vaste d’une pensée large et compréhensive, d’une forme noble et sévère, sans déclamation