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ni violence, de l’esprit philosophique le plus libre associé aux convictions spiritualistes. les plus hautes, c’est là certainement une des grandes œuvres dont notre siècle aurait le droit de s’honorer ; et l’on peut trouver que la France est bien dédaigneuse de ses propres richesses philosophiques en dédaignant et en oubliant ce grand effort spéculatif dans lequel Lamennais a mis le meilleur de sa pensée et de son âme. Pendant les heures d’amertume douloureuse que lui avaient préparées ses ennemis et ses passions, il se reposait dans les régions sereines de la philosophie pure, espérant sans doute que cette œuvre désintéressée serait la protection de son nom. Analysons cette belle épopée métaphysique dans ses parties les plus générales et les plus intéressantes.


I.

Dans sa seconde philosophie, Lamennais n’abandonne pas complètement les principes de la première. Il continue à soutenir que le critérium définitif du vrai est la raison commune, le consentement universel ; seulement il accorde que c’est à la raison individuelle qu’il appartient de faire avancer la recherche de la vérité. Il rond plus de justice à la philosophie qu’il ne le faisait autrefois. Il voit dans les systèmes de philosophie, non des pensées contradictoires, œuvres de l’anarchie intellectuelle, mais les élémens d’une synthèse qui se forme par une évolution progressive vers un tout qui ne sera jamais complet. Il compare cette évolution de la philosophie à celle de la nature, qui va toujours en s’organisant de plus en plus par une synthèse analogue. Il entrevoit, ou plutôt il décrit à l’avance en termes assez précis, le principe évolutionniste, tel que le développera plus tard M. H. Spencer : « La philosophie, dit Lamennais, s’organise comme l’univers, dans lequel apparaissent d’abord les êtres les plus simples, qui se combinent ensuite dans des êtres plus complexes, et ainsi de proche en proche par une évolution sans fin. » Nous verrons le rôle que joue ce principe d’évolution dans le reste de l’ouvrage, au point que l’on peut dire du système de Lamennais que c’est un évolutionnisme anticipé.

Il y a cependant une différence entre la philosophie et la nature : c’est que la nature ne se trompe pas, tandis que les philosophes se sont souvent égarés. D’où viennent ces erreurs de la philosophie ? Ici, Lamennais emprunte sans le dire, et peut-être sans y penser, l’explication des éclectiques. C’est, dit-il, que chaque philosophe considère les choses d’une manière incomplète et mutilée, et ne voit qu’un côté des choses. Les uns ne rêvent qu’idées pures ; les autres réduisent tout au monde sensible : abstraction de part et d’autre ; point d’idées pures sans élémens sensibles, pas