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si longtemps le violent et implacable apologiste. Il l’explique de cette manière. L’homme se voit dans son type, dans son modèle divin ; il a le sentiment de la perfection idéale de ce modèle ; d’où il conclut que l’homme a dû être créé conformément à ce modèle ; et ne trouvant pas, à beaucoup près, cette perfection sur la terre, il s’est dit que l’homme était déchu, et que le mal était la punition d’une faute antérieure, d’un crime originaire. Cette théorie est inadmissible. Elle repose sur l’hypothèse d’un état primitif de perfection impossible et manifestement opposé à la loi fondamentale de l’univers, qui est la loi de progression. En outre, la transmission héréditaire du péché renferme une contradiction absolue. Quelle est la source du mal ? C’est la volonté, l’art propre du moi dans un être individuel. Or la volonté est essentiellement incommunicable. Comment donc le péché pourrait-il se transmettre par l’hérédité ? On allègue la transmission héréditaire des maladies ; mais c’est une transmission toute physique ; tandis que dans la doctrine théologique, c’est le péché même, la volonté viciée, qui se transmet d’individu en individu. L’identification de la race humaine tout entière avec le premier homme prouve bien que l’on a confondu l’homme réel avec l’homme type, c’est-à-dire avec l’idée divine qui contient tous les hommes dans son unité. On considère comme le signal de la chute l’apparition dans l’homme de la science du bien et du mal, qui est au contraire le progrès le plus précieux et le plus magnifique. Car, s’il est vrai que cette science rend possible la chute de l’homme et la violation de ses lois qui est le péché, en revanche elle l’affranchit de la fatalité et lui ouvre l’entrée de l’ordre supérieur. Ce n’est pas là une déchéance. La vraie déchéance, c’est la création : c’est pour tous les êtres la réalisation dans l’espace et dans le temps de leur type idéal ; mais cette déchéance est inhérente à l’existence même. Lamennais ne dit pas, mais il suppose, que cette déchéance est compensée par le fait même de l’existence actuelle. Autrement, pourquoi Dieu aurait-il créé ? Pourquoi aurait-il imposé aux êtres qui jouissent dans son entendement d’une perfection idéale l’imperfection nécessaire de l’existence réelle ?

À la doctrine de la chute Lamennais oppose celle du progrès. La création est soumise à une loi de progression continue ; en effet, a quelque degré de perfection relative que vous la supposiez arrêtée, elle ne correspondrait plus à la conception que Dieu s’est proposée en créant, à savoir la manifestation de l’infini. Toute progression implique le passage d’un état inférieur à l’état supérieur, suivant un ordre régulier. Qu’est-ce que l’homme, par exemple, considère comme individu ? C’est d’abord un point vivant, un atome liquide qui peu à peu se dilate, se coagule et s’organise, un germe dont