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à grands frais une armée, trop faible évidemment pour faire la guerre à qui que ce fût et pour s’emparer de la moindre Silésie, mais assez nombreuse pour épuiser le pauvre petit pays qui devait la nourrir. Et « quand le maître vent avoir à la fois des soldats, des équipages de chasse, une troupe de comédie, une troupe d’opéra et des maîtresses, quand il veut vivre somptueusement et se donner le luxe de bâtir, quand il veut avoir enfin tout ce qu’ont les maîtres du monde : alors, que Dieu ait pitié du pays affligé par un tel prince ! » Frédéric Il n’épargnait pas ses railleries à ces grotesques et cruelles grenouilles, qui voulaient se faire aussi grosses que le bœuf. Schiller nous a laissé, dans son drame d’Intrigue et Amour, un tableau vengeur de ces petites cours allemandes. Sans doute il se trouvait dans le nombre quelques princes bienfaisans, accessibles aux idées humanitaires du temps, pénétrés de leurs devoirs, et s’efforçant de les remplir. Mais, pour un margrave de Bade qui affranchissait ses serfs, que de princes sans scrupule qui pressuraient leurs sujets, ou même, comme le landgrave de Hesse, les vendaient à l’étranger ! Ce commerce de « nègres allemands, » — Le mot est de Herder, — fut le scandale de cette fin de siècle.

Même dans les états du roi de Prusse, on aurait souvent aimé moins d’exactitude et plus de liberté. « Je suis las, disait-il quelque temps avant sa mort, de régner sur des esclaves. » Mais les sujets étaient las, eux aussi, d’une machine politique si impitoyablement parfaite. En même temps, les publicistes concevaient des doutes sur l’excellence du système. Schlosser n’était rien moins qu’un révolutionnaire ; il ne craignait pas de dire dans ses Fragmens politiques: « La puissance paternelle (c’est-à-dire le pouvoir absolu) était excellente pour Rome avant sa corruption : pour la Rome de César et pour notre temps, elle ne vaut plus rien. Le mauvais prince n’est plus qu’un tyran, et ses sujets des esclaves. Le meilleur prince n’est plus qu’un père, et ses sujets des enfans: ni dans un cas ni dans l’autre, je ne trouve des hommes. » Un peu plus tard, Ernest-Ferdinand Klein, conseiller d’état et juriste distingué de Berlin, publiait dans le Deutsches Museum un travail sur l’utilité de la force et de la contrainte, au point de vue du législateur, et il avance, lui aussi, que le despotisme éclairé est intolérable « parce qu’on ne peut traiter les hommes comme des enfans. »

Ainsi peu à peu une idée nouvelle se substituait à la conception politique tant vantée naguère. On découvrait que l’état de minorité perpétuelle où le despotisme, même éclairé, réduit les sujets est contraire à la dignité humaine ; que les hommes ne peuvent pas toujours être tenus en tutelle, comme des enfans ; en un mot, qu’ils ont des droits. Dès lors toute constitution politique qui ignore