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eux eurent une part considérable dans les luttes soutenues par leur ami; ils interpréteront peut-être ma réserve comme un manque de mémoire ou d’équité ; je préfère ces reproches à celui d’indiscrétion. Le personnage principal nous occupera seul. Il serait injuste de laisser s’évanouir cette figure sans que quelqu’un essayât d’en fixer les contours.


I.

Loris-Mélikof appartenait à une famille noble du Caucase, de souche géorgienne suivant les uns, arménienne suivant les autres, rattachée en tout cas à cette dernière communauté par la religion et les affinités. Ce petit peuple arménien, dispersé sur toute l’Asie, a donné ou opposé à ses divers maîtres quelques politiques de premier ordre; j’en ai connu deux à l’œuvre : l’évêque Azarian et Nubar-Pacha ; ils m’ont paru égaux sinon supérieurs aux hommes d’état que j’ai vus jouer sur de plus grands théâtres. Toute la personne de Loris criait son origine ; du premier coup d’œil on reconnaissait en lui le montagnard du Caucase, croisé de Géorgien et d’Arménien. Les traits caractéristiques de la race étaient fortement accusés sur son visage ; le teint, le regard achevaient de trahir l’Oriental. L’empreinte européenne se retrouvait dans l’intelligence malicieuse qui animait cette physionomie, un peu trop mobile, mieux faite pour séduire dans la conversation que pour s’imposer dans la représentation. Au temps de ses grandeurs, quand il apparaissait aux cérémonies en tête des hauts fonctionnaires du Palais d’Hiver, sa figure n’était pas à l’ordonnance, pour ainsi dire ; elle tranchait trop vivement sur le type ethnographique, sur l’habitude physique des grands seigneurs russes. Cela lui a nui.

Entré tout jeune au service militaire, il fournit au Caucase une carrière utile, brillante si l’on veut, mais de cet éclat amorti qu’ont les carrières provinciales, faites loin de la cour. Il apprit son métier sous les ordres de Voronzof, dans les luttes quotidiennes contre les insoumis du Daghestan; en 1855, il tâta de la grande guerre avec les Turcs. Général-major dès 1856, l’âge lui apporta lentement les hauts grades. Sa renommée ne sortait pas des montagnes où elle avait grandi, où il se confina durant trente ans, négligeant de venir la soigner à Pétersbourg. Quand éclata la guerre turque de 1877, quand on apprit qu’un général Loris-Mélikof commandait une des armées d’Asie, ce nom inconnu dans la capitale ne dit rien au grand public. Les événemens l’apprirent vite à toutes les bouches. Loris entrait dans ses courtes années de chance, dans cette clairière illuminée de soleil où l’homme public