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vérité, rengagement n’était pas assez libre ; souvent, par les manœuvres du racoleur, il était entaché de séduction et de surprise, parfois de fraude ou de violence ; mais, sous les réclamations de la philanthropie régnante, ces abus avaient diminué ; l’ordonnance de 1788 venait d’en supprimer les plus graves, et, même avec des abus, l’institution avait deux grands avantages. — En premier lieu, l’armée était un exutoire : par elle, le corps social se purgeait de ses humeurs malignes, de son mauvais sang trop chaud ou vicié. À cette date, quoique le métier de soldat fût l’un des plus bas et des plus mal famés, une carrière barrée, sans avancement et presque sans issue, on avait une recrue moyennant 100 francs de prime et un pourboire ; ajoutez-y deux ou trois jours et nuits de ripaille au cabaret : cela indique, l’espèce et la qualité des recrues ; de fait, on n’en trouvait guère que parmi les hommes plus ou moins impropres à la vie civile et domestique, incapables de discipline spontanée et de travail suivi, aventuriers et déclassés. demi-barbares ou demi-chenapans, les uns, fils de famille, jetés dans l’armée par un coup de tête, d’autres, apprentis renvoyés ou domestiques sans place, d’autres encore, anciens vagabonds et ramassés dans les dépôts de mendicité, la plupart ouvriers nomades, traîneurs de rue, « rebut des grandes villes. » presque tous « gens sans aveu ; » bref, « ce qu’il y avait de plus débauché, de plus ardent, de plus turbulent dans un peuple ardent, turbulent et un peu débauché[1]. » De cette façon on utilisait, au profit de la société, la classe antisociale. Figurons-nous un domaine assez mal tenu où l’on rencontre beaucoup de chiens errans qui peuvent devenir dangereux ; on les attire au moyen d’un appât, on leur met un collier au cou, on les tient à l’attache, et ils deviennent des chiens de garde. — En second lieu, par cette institution, le sujet gardait la première et la plus précieuse de ses libertés, la pleine possession et la disposition indéfinie de lui-même, la complète propriété de son corps et de sa vie physique : elle lui était assurée,

  1. L’Ancien Régime, p. 512, 513. — La Révolution, I, 424, 426. — Albert Babeau, le Recrutement militaire sous l’ancien régime. (Dans la Réforme sociale du 1er septembre 1888. p. 229, 38.) — Selon un officier, « on n’engage que de la canaille, parce qu’elle est à meilleur marché. » — Yung, ibid, I, 32. (Discours de M. de Liancourt à la tribune.) « Le soldat, classe à part et trop peu considérée. » — Ibid., p. 39. (Vices et abus de la Constitution actuelle française, mémoire signé par les officiers de plusieurs régimens, le 6 septembre 1789.) La majeure partie des soldats (est) tirée du rebut des grandes villes et des gens connus sans aveu. »