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ou s’il ne continue pas de vivre ni ne cesse de vivre? — Tu n’as point parlé ainsi, Seigneur. — Un homme, répond le Bouddha, frappé d’une flèche empoisonnée, refuse-t-il de laisser soigner sa blessure jusqu’à ce qu’il sache quel est l’homme qui l’a frappé, s’il est noble ou de basse extraction, s’il est grand, petit ou de taille moyenne, comment était faite l’arme dont il s’est servi? Cet homme mourrait de sa blessure. Pourquoi le Bouddha n’a-t-il point enseigné à ses disciples si l’univers est fini ou infini, si le nirvana est ou non l’anéantissement? C’est que la connaissance de ces choses n’importe pas à la pratique de la sainteté, c’est qu’elle ne donne pas la paix ni la sagesse. »

Un pareil texte ne fait pas foi historiquement; tout prouve que l’impression qui se dégage de celui-ci est juste. Si le bouddhisme eût été à ses débuts empêché de la dialectique nihiliste et creuse de sa tradition septentrionale, des raffinemens du midi sur le nirvana, sur la personnalité humaine, sur la théorie du Karman, du mérite moral, sa fortune eût été moins brillante.

A coup sûr, le bouddhisme d’Açoka est essentiellement pratique. Et c’est déjà le bouddhisme complet, achevé dans ses idées maîtresses et dans son organisation. Il est en possession de son symbole résumé : l’acte de foi triple au Bouddha, à sa loi, à l’assemblée du clergé. Les fidèles se partagent en laïques des deux sexes que le roi désigne d’ordinaire par le nom « d’unis dans la loi, » et en communautés monastiques d’hommes et de femmes. Le dogme du Bouddha, homme privilégié, qui, à force de bonnes actions capitalisées pendant d’innombrables existences, mérite d’atteindre à la sagesse absolue et de montrer aux hommes la voie de la perfection, est dûment établi. Cet enseignement du Bouddha se résume en une morale élevée, pleine d’une mansuétude qui s’étend jusqu’au respect de la vie animale. Il a une sanction, c’est le bonheur en cette vie, c’est après la mort les joies du ciel. Le culte est réglé, et les fêtes hebdomadaires, mensuelles, trimestrielles, sont celles que consacre la pratique plus moderne. Sur quoi se fonde cet édifice religieux? Sur la parole du Bouddha. Elle passe pour être incorporée dans des morceaux qu’avait conservés la tradition[1].

  1. Açoka en cite quelques titres qui se retrouvent dans des parties diverses des écritures acceptées comme canoniques par les bouddhistes de Ceylan. Est-ce à dire que le canon fût dès lors consacré, qu’il existât sous la forme qui nous est connue? C’est une conclusion qu’on a prétendu tirer de cette rencontre. Je la crois inadmissible. Les termes dont se sert le roi visent une tradition orale : il s’agit d’entendre, de confier à la mémoire. Les textes qu’il cite, très simples par le sujet, sont très médiocres d’importance et d’étendue. Si un canon eût existé dès lors, ce serait, sinon par une mention générale, à coup sûr par des titres plus compréhensifs que le roi l’eût désigné. Des raisons trop techniques pour que j’y puisse appuyer ici, et empruntées à la langue même des livres qui nous ont été transmis, ne permettraient en tout cas d’assigner à la rédaction dernière que nous en possédons qu’une date beaucoup plus récente.