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en masse chez les Turcs, d’autres annonçaient déjà la prochaine apparition, sur le plateau de la Tchetchnia, d’un iman qui devait se mettre à la tête des vrais croyans. Pour venir à bout du crédule entêtement des Tchétchènes, il fallut une expédition militaire de dix bataillons et de quinze escadrons dans les gorges du Caucase.

Si bien assise que soit la domination russe des deux côtés de la Caspienne, il y a donc quelque exagération à dire que l’assimilation des musulmans est faite. Ce qui est vrai, c’est que le tsar n’a rien à redouter de ses sujets mahométans, même en cas de conflit avec le kalife. On l’a bien vu par la dernière guerre d’Orient. Les musulmans de l’empire avaient envoyé au tsar des adresses de dévoûment, offrant leurs bras pour réprimer les barbaries de leurs coreligionnaires turcs en Bulgarie. Les mosquées appelaient les bénédictions d’Allah sur les armes chrétiennes, et de nombreux irréguliers musulmans combattaient, à côté des Cosaques, contre leurs anciens compatriotes tcherkesses émigrés dans les états du sultan. Pour ébranler la fidélité des musulmans du Caucase, il faudrait que le croissant reparût en vainqueur sur leurs montagnes. La Russie est sûre d’eux tant qu’ils croiront à sa force.

Il en est de même, croyons-nous, sur l’autre rive de la Caspienne, des Turkmènes conquis par le railway d’Annenkof plus encore que par l’épée de Skobelef. Le Tekké de Merv semble prêt à porter les armes au sud de l’Asie pour ses nouveaux maîtres. Le vainqueur a eu l’art de s’attacher les plus belliqueux des vaincus en leur faisant une place dans ses rangs. Les anciens chefs des Tekkés, revêtus d’élégans uniformes russes, ont reçu des grades dans l’armée impériale ; plusieurs ont sous leurs ordres des chrétiens, aussi bien que des musulmans. Ali-khan, devenu le colonel Alikhanof, est le chef d’un district étendu. Il commande à ces Russes qu’il combattait, à Geok-Tépé, une dizaine d’années plus tôt. Cela est d’un grand exemple ; cela se sait dans les bazars de Dehli et de Lahore, où les musulmans de l’Inde se plaignent de ne pouvoir arriver aux hauts emplois civils et militaires. Suit-il de là que, en cas de duel avec l’Angleterre, la Russie pourrait compter sur un soulèvement de l’Islam et retourner le fanatisme musulman contre les dominateurs de l’Inde ? Il est permis d’en douter : ses procédés de prosélytisme sur le Volga le lui rendent malaisé. Si jamais elle vient à lancer le Turkmène et l’Afghan sur les défilés de l’Hindou-Kousch, ce sera en leur montrant les plaines du Gange à piller. Skobelef annonçait que, un jour prochain, l’Angleterre mènerait l’Islam à l’assaut des frontières asiatiques de la Russie. On se représente mal les tsars orthodoxes arborant le drapeau vert du Prophète pour rallier autour d’eux les musulmans de l’Asie ; l’Angleterre,