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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/111

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a-t-il intérêt à froisser, simultanément, toutes les grandes religions du globe, à blesser, dans leurs coreligionnaires, le catholique, le protestant, le juif ? Catholicisme, protestantisme, judaïsme (nous pourrions ajouter l’islamisme), représentent trois influences de taille et de vigueur inégales, qui, toutes trois, jouent encore un rôle dans les affaires humaines. Une politique prévoyante ne les saurait traiter en quantités négligeables. La Russie a-t-elle intérêt à s’aliéner, dans le monde entier, les missions catholiques, les sociétés bibliques, la banque juive ? Qu’on veuille bien y réfléchir, on trouvera que son exclusivisme confessionnel a été une des causes de son isolement politique et de son infériorité économique. Le Russe est trop porté à mettre sa confiance dans la force matérielle ; il ne redoute pas assez d’avoir contre lui les forces morales. Ses intérêts matériels eux-mêmes n’auraient qu’à gagner à une politique plus tolérante. La Russie traiterait mieux les juifs que le crédit russe serait coté plus haut sur les Bourses européennes. Katkof le sentait : c’était une des raisons de sa répulsion pour l’antisémitisme.

Qu’on laisse de côté les droits de la conscience, l’intérêt de la civilisation et de la pensée nationale, l’homme d’état le plus réaliste reste en présence de cette vérité : une politique confessionnelle peut être bonne pour un petit état, d’une structure nationale et géographique peu compliquée, sans grandes vues, sans large champ d’action ; elle ne saurait convenir à un grand état, à une Weltmacht. Ce n’est point une politique impériale. Rome l’avait compris, quand elle accueillait dans son Panthéon les dieux de toutes les nations. Les droits de la conscience et de l’humanité sont d’accord avec l’intérêt bien entendu de la puissance russe ; mais c’est peut-être se montrer exigeant, vis-à-vis d’un peuple ou d’un état, que de lui demander ce qui est de son intérêt le mieux entendu.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.