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en montagne, et le pli tortueux d’un ruisseau devient motif de grande vallée, lit de fleuve. Les proportions changent, mais le caractère est le même : point d’arête vive, point de grands partis-pris ; une foule de nids verdoyans, où il fait bon dormir et oublier. De même que ces pâtres assis toute leur vie sur la lisière du même bois, la population tout entière, blottie dans les replis du sol, prête à se défendre jusqu’à la mort si on. voulait l’en chasser, se laisse difficilement entraîner au-delà de son étroit horizon. Si je voulais trouver un équivalent musical des sentimens qu’inspire cette campagne, je ne le chercherais pas dans les maîtres classiques : leur phrase est trop arrêtée, leur contour trop précis, leur intention trop claire. J’imaginerais plutôt quelque suite d’orchestre dans le goût de la jeune école, avec une de ces mélodies flottantes et vagues qui ont à peine un commencement, mais nul terme, et dont le charme ne va pas sans quelque incohérence. Je la mettrais sur le mode mineur, et j’y mêlerais de temps en temps les trois ou quatre notes monotones que le travailleur solitaire lance dans l’air à pleins poumons.

Il est facile d’expliquer cette tristesse qui nous gagne dans les paysages. d’Orient, même lorsqu’ils sont égayés de verdure. Nos yeux ont reçu une éducation classique : ils ont des habitudes de symétrie que ces paysages dérangent continuellement. Nous voulons que chaque chose ait un sens bien défini : un champ doit être un vrai champ bien cultivé, avec des sillons réguliers ; nous lui appliquons immédiatement la poésie des Géorgiques. Une forêt doit faire consciencieusement son métier de forêt, avec des bois taillis, des hautes futaies convenablement aménagées, des baliveaux bien espacés dans les coupes, des avenues largement ouvertes ; et nous avons aussi des vers pour les pas errans « sous le mobile arceau des branches. » Nous avons même un compartiment spécial pour les horreurs de la nature sauvage, et nous les concevons suivant un certain ordre majestueux, pareil à ces vers de Byron, dans lesquels le désespoir et la révolte s’expriment en tirades pondérées. Ici au contraire, rien n’est à sa place. Un éternel mirage produit une éternelle déception. De loin, vous admirez des promesses de moissons sur le penchant des collines. De près, les épis ne sont que de la mauvaise herbe qui envahit les trois quarts des champs abandonnés. Ce chiendent, qu’un rideau d’arbres protège avec ironie contre la bise, a l’air de se prendre au sérieux : il remplit les sillons de ses longues files régulières. On dirait de ces fous qui accomplissent avec méthode et gravité quelque puérile cérémonie.

Plus loin, vous apercevez la lisière d’une grande forêt. De véritables allées de parc ouvrent devant vous leurs fuyantes perspectives.