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des remarques philosophiques, des digressions et des discours comiques à la façon de Sterne. » Notre humoriste, qui toujours se contemple lui-même et se regarde écrire, s’interrompt de temps en temps pour s’écrier qu’il entend bien mettre dans ses livres tout ce qui lui passera par la tête, et qu’il serait au désespoir si on pouvait le convaincre d’avoir jamais enchaîné logiquement des faits imaginaires ou réels ayant fait faire un pas à l’intrigue. Comme dans le roman satirique de Rabelais, modèle principal de Jean-Paul, il faut que l’importance de la broderie soit infiniment supérieure à celle de la trame. De là les extra-feuilles (extrabätter), hors-d’œuvre intercalés dans le récit et parfois ajoutés après coup, si, en dépit de sa propre poétique, le narrateur s’est laissé entraîner par le courant de la composition. A défaut d’un fragment de quelque étendue, il suffira, pour détruire toute impression d’unité, de siffler un air quelconque ou d’écrire : hic hec hoc, hujus, hair, hunc hanc hoc, hoc hac hoc. Ou bien encore, puisque l’usage et le sens commun veulent que l’on commence un livre par la préface, on pourra la mettre au milieu. Le trente-quatrième chapitre d’un roman de Jean-Paul débute par dix pensées numérotées, que l’auteur appelle « Mes dix persécutions contre le lecteur; » après quoi, il dit : « Le lecteur espère, au bout de ces dix persécutions, entrer à pleines voiles dans le port historique et y rester tranquille à l’abri de mes personnalités : pauvre lecteur ! » l’ingérence de la personne de l’écrivain dans son récit doit être continuelle, et Jean-Paul ne cesse pas de parler de lui-même à tout propos. De puériles fictions viennent gauchement rattacher les romans à leur inventeur : tantôt c’est un conseiller aulique de ses amis qui lui communique des rapports officiels d’après lesquels il feint de raconter une vie, et tantôt c’est un chien qui lui apporte chaque matin le journal des événemens de la veille; trouvaille ingénieuse qui lui permet de substituer aux expressions banales de chapitre premier, chapitre deuxième, etc., ces titres originaux : Première poste aux chiens, seconde poste aux chiens, etc.

Ces gentillesses et ces sottises, cette invasion effrontée du moi, voilà le terme où devait logiquement aboutir, comme Hegel l’observe avec profondeur, la subjectivité infinie, principe de l’art romantique, en opposition avec la belle objectivité de l’art grec. L’humour, selon ce grand philosophe, est le dernier mot du romantisme, la dissolution de toute forme et la ruine même de l’art. Pour que la ruine soit complète, Jean-Paul raille sa propre personne, montrant ainsi qu’il ne prend rien au sérieux, pas même lui, le centre et le tout de son œuvre. Déjà, dans les Procès groënlandais, il s’était moqué des malheureux auteurs que la faim pousse à écrire,