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voiles de crêpe; il y jaillit des cascades à musique qui gémissent et qui pleurent. Sachant d’avance, lui aussi, à quel instant précis il doit mourir, bercé une fois par jour « dans les bras sublimes de la mort, qui lui montre le néant des collines, des montagnes et des tombes elles-mêmes, » il finit par se tuer dans l’ile où il a versé tant de larmes, mais non sans avoir entouré son suicide d’une mise en scène un peu soignée : il allume des torches funèbres, presse le bouton du ressort qui met en jeu les musiques lamentables, les échos artificiels, les harpes éoliennes, et fait lui-même retomber sur son cercueil la pierre sépulcrale où il a gravé son épitaphe. L’imbroglio d’une intrigue presque impossible à suivre va de pair avec l’absurdité morale de héros impossibles à concevoir; et pourtant les critiques qui ont eu la vaillance de s’engager dans ce labyrinthe d’enfantines merveilles et de décors en carton peint, affirment qu’il s’en dégage un parfum de poésie intense, capable à la longue de griser les têtes qu’il ne commence pas par endormir. Jean-Paul a ceci pour lui, qu’il n’est jamais médiocre ni médiocrement mauvais ; il est détestable, ce qui est bien plus beau et bien plus amusant, et le fait est que des poètes qui n’étaient point des sots, Henri Heine, par exemple, ont été sous le charme de l’auteur d’Hespérus et ont subi son influence.


III.

Le Titan, que Jean-Paul conçut dès l’époque d’Hespérus, mais qui fut d’une gestation laborieuse et n’acheva de se produire au jour que huit ans plus tard, appartient à la même inspiration; c’est le troisième, le dernier et le plus important de ses grands romans sentimentaux. Il a passé longtemps pour son chef-d’œuvre, et il faut convenir que tout n’est pas mauvais dans cette fatigante composition. Elle s’ouvre avec une certaine majesté. On espère qu’on va lire enfin une histoire intéressante et raisonnable; mais bientôt on retombe dans le romanesque le plus compliqué et le plus puéril, dans un fantastique d’autant plus insupportable qu’il a l’étrange prétention de pouvoir s’expliquer à l’intelligence, et dans toutes les pantalonnades accoutumées de l’humour. Il me serait bien impossible d’exposer l’idée que Jean-Paul a voulu développer dans cet ouvrage, parce que je l’ignore totalement, même après la consciencieuse analyse de M. Firmery. Il paraît qu’Albano, le héros du livre, fait son apprentissage moral, comme Wilhelm Meister; mais, quand on veut dégager les leçons de la vie, c’est bien le moins qu’on prenne la vie réelle pour base, et il n’y a pas ombre de réalité dans ce long rêve. L’auteur, brouillé avec la politique, la géographie, l’histoire, bref, avec tout ce qui est réel et positif, remplace