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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/339

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compliqué que les tables de comparaison de Bacon ou que la méthode inductive de Stuart Mill. Vous enfourchez un petit cheval du pays, aux naseaux bien ouverts, et vous partez chaque jour dans la fraîcheur du matin. La vallée dort encore ; elle est tout embaumée de la senteur des foins. La grosse tête ronde des noyers cache le tournant de la route qui mène à l’inconnu… Bientôt votre monture se lance au galop à travers les sentiers de montagnes, enjambe les ruisseaux d’un coup de reins, fait feu des quatre pieds. Ce procédé d’observation exige avant tout de l’assiette et du genou en selle. Le second point est de regarder bien attentivement la stature et la tête des passans, ou même celle de votre pandour, qui vous précède sa carabine sur l’épaule, et que vous n’aimeriez pas à rencontrer le soir au coin d’un bois, s’il ne vous avait été présenté par l’autorité constituée. Le troisième point, c’est de faire causer l’employé asthmatique qu’on vous a donné comme compagnon de voyage, et qui trotte à côté de vous en s’épongeant le front. Tout élève de l’école des sciences politiques qui emploiera de la sorte sa bourse de voyage rapportera chez lui une moisson de documens humains et le plus riche appétit. Je m’en suis, pour ma part, très bien trouvé, surtout au point de vue de la santé. Seulement quelques-unes de mes conclusions diffèrent tellement des idées généralement admises, que je ne les présente pas sans une certaine appréhension.

Par exemple, j’ai constaté que, si l’on classait les peuples, non d’après le nombre, mesure grossière, mais d’après l’excellence et la beauté de la forme, qui sont après tout les véritables signes de race, il faudrait renverser l’ordre établi, et mettre en tête les tziganes, ces parias de l’Orient. Oui, ceux qui veulent confier le gouvernement des sociétés aux races les plus pures, les plus exquises, les plus affinées, devraient immédiatement suggérer à Bucharest ou à Belgrade de prendre le ministère parmi ces aimables vauriens, si tant est qu’on pût fixer leur humeur vagabonde ; ou mieux encore, de choisir une reine parmi les filles d’Egypte. Ces réflexions me venaient précisément un jour que je suivais de l’œil le balancement des hanches d’une jeune tzigane portant deux seaux de cuivre aux deux extrémités d’un bâton. J’admirais la délicatesse de ses attaches, la profondeur noire de son regard, la mobilité de ses narines frémissantes, et la noblesse extraordinaire d’un maintien que les métiers les plus abjects et les haillons les plus sordides n’avaient pu déformer. Ce souillon semblait une reine en exil, victime des maléfices de quelque enchanteur. Je ne doute pas un instant que. débarbouillée, peignée, convenablement attifée, elle n’eût repris sa première forme, et reçu les hommages des peuples sous les traits d’une princesse de Lahore ou de Delhi.