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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/340

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Si l’on trouve ma théorie trop matérialiste ; si l’on m’objecte qu’elle fait trop de cas de la forme et point assez des aptitudes variées de la race, de sa résistance, de son génie, de son être moral, je répondrai que ce sont là des considérations d’un autre ordre, qui tiennent à l’éducation ou à l’histoire plutôt qu’à la pureté du sang ; que, du reste, ces avantages sont sujets à controverse, aucun peuple ne se faisant faute de s’attribuer tout le génie du monde ; tandis qu’on est bien forcé d’accepter son nez comme Dieu l’a bâti. La beauté physique de la race est donc le témoignage le plus irrécusable de sa noblesse. Nos voisins d’outre-Manche ont coutume de dire que le parlement d’Angleterre peut tout, sauf changer un homme en femme. On pourrait dire aussi : les conquérans, les donneurs de lois, les fondateurs d’états peuvent tout, sauf modifier la structure de leurs concitoyens. Ils changent le vêtement, le dehors, peut-être même à la longue quelques plis du visage. Mais un artisan plus puissant qu’eux a façonné la race. Au regard de ce Michel-Ange céleste, qui fait voler la dure matière sous les éclats de son ciseau, les siècles sont des momens fugitifs. Il a pour metteur au point le vieux Chronos éternel. Selon le mot profond de la Genèse, il a tiré de l’argile la forme humaine, et l’a pétrie sur un divin modèle. C’est lui qui ajoute, retranche, courbe ou redresse, dégage la statue du bloc informe, fait sortir l’homme de la bauge natale, et livre à la lumière un marbre animé. Le législateur arrive alors, et ajoute sa petite couche de peinture qui est quelquefois un très vilain barbouillage. Mais pour embrasser l’œuvre de la Providence, il faut se croire prophète inspiré ou philosophe universel ; il faut être Moïse ou Darwin. Fonder un système politique sur une synthèse aussi colossale est quelque chose, en soi, de parfaitement ridicule. C’est comme si l’on disait : tous les nez aquilins, tous les reins saillans, tous les cheveux blonds jouiront seuls des droits électoraux. Dites aussi : nous ne cultiverons dans nos jardins qu’une seule espèce d’arbres ; nous ne mangerons qu’une seule espèce de fruits. Les légumes d’une taille élancée domineront, les rampans seront proscrits…

Quoi qu’il en soit, le tzigane promène sa taille maigre et nerveuse sur toutes les routes de la péninsule. Ce rêveur ne se laisse enfermer dans aucun cadre. Je le vois toujours tel qu’il m’apparut un soir aux environs de Belgrade. C’était en automne, à l’heure où le soleil se couche derrière des nuages de pourpre, et où les bons bourgeois s’en vont diner. Déjà la route était à peu près déserte : quelques rares paysans se hâtaient vers le gite et vers la soupe. Seul un musicien tzigane tournait le dos à la ville et s’enfonçait dans la campagne, en jouant machinalement un air