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Cependant la déesse se trahit encore par endroits. Chez les filles des Serbes contemporains, le sublime est dans le regard et la séduction dans la voix. Les plus disgraciées d’entre elles ont des yeux admirables qui reflètent les ardeurs du soleil d’Orient. Certainement ce regard brûlant et noir n’est pas venu du Nord ; il a été transmis en droite ligne par les femmes passionnées qui, dans ces lieux mêmes, déchirèrent jadis Orphée pour le punir d’en avoir méconnu l’attrait. Il est vrai que ces yeux sont un peu dépaysés dans les bonnes figures rougeaudes. Ils ne reprennent tout leur éclat que dans la classe supérieure, où la vie plus sédentaire prête au teint des dames une pâleur intéressante. Quant à la voix, elle est, chez les femmes du pays, d’une douceur et d’une sonorité remarquables. Bien souvent, je me suis arrêté auprès des commères fort incultes qui vendent leurs légumes au marché, rien que pour entendre la musique de leurs paroles. Le serbe, ainsi parlé, semble presque aussi harmonieux que l’italien. Il est clair pour moi que c’est en passant par la bouche des femmes de Thrace et d’Illyrie que cette langue rude, hérissée de consonnes, pleine d’accens gutturaux, a dépouillé en partie sa sauvagerie et pris des inflexions méridionales. Ces gosiers de femmes sont admirables pour velouter les sons trop durs. Il faut entendre une jeune bourgeoise serbe débiter un morceau de poésie. Déjà bien différente de sa sœur, la paysanne, elle est souvent frêle et mince : on est surpris de l’ampleur colorée de sa voix qui s’épanche en cascades cristallines. Je suis sûr qu’elle aurait de la grâce, même à prononcer le nom de la ville de Tru, cette localité d’où les voyelles ont été bannies comme les bouches inutiles d’une ville assiégée. Je vois d’ici les guerriers serbes, au ixe siècle, forçant ces aimables créatures à se gargariser de slave, et troublés eux-mêmes par le charme étrange que leur langue prenait sur des lèvres roses.

Ces observations paraîtront sans doute frivoles au regard d’une science austère, qui dresse l’état civil des races à coups de dictionnaire : cette science en lunettes n’admet pas qu’en fait de langage, comme en toute chose, l’air fait souvent la chanson. À mon avis, cependant, il y a là de tout petits faits qui démolissent une grosse légende, née dans le courant de ce siècle, et d’après laquelle les Slaves méridionaux, depuis Agram jusqu’à Philippopoli, et de la Mer-Noire à l’Adriatique, formeraient une race parfaitement homogène, divisée seulement par le malheur des temps. J’ai une impression tout opposée. Je crois que cette race, ou plutôt ces races de même origine, sont saturées d’élémens étrangers ; qu’en chaque lieu elles ont absorbé les populations anciennes au point de perdre leur caractère propre, et qu’elles ne peuvent revendiquer la propriété