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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/350

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exclusive ni de leur sang, ni de leurs mœurs, ni même du son de leurs paroles. Peut-être alors est-il moins difficile de comprendre pourquoi le Bosniaque diffère si radicalement du Serbe et du Dalmate, et pourquoi il y a si peu de sympathie entre le Serbe et le Bulgare. Sans doute l’histoire a envenimé ces dissentimens ; mais ils étaient en germe dans la variété des peuples et des terroirs. On peut mettre sur le compte de l’Islam le contraste qui existe entre les Serbes et leurs frères de Bosnie. Mais pourquoi ces derniers ont-ils embrassé l’Islamisme, tandis que les autres restaient chrétiens, sinon parce qu’ils pensaient et sentaient différemment ? Et pourquoi cette divergence dans leurs pensées, qui les place aux deux pôles du monde moderne, sinon parce que les uns étaient devenus de véritables montagnards illyriens, des réfractaires incorrigibles, tandis que les autres, bons cultivateurs, soumis aux autorités établies, avaient épousé, avec les filles de la plaine, les opinions tranquilles qui règnent généralement le long des grands cours d’eau ? Leurs femmes allaient à l’église grecque : ils y furent aussi ; de l’autre côté de la Save, leurs cousins, les Croates, ayant trouvé dans le pays des femmes catholiques, entendirent la messe en latin. Les types changèrent, et avec eux les mœurs, la condition sociale, tout ce qui met de la distance entre les hommes. Pour la stature physique, pour la physionomie, il y a plus d’intervalle entre un Serbe de Serajevo et un Serbe de Belgrade qu’entre les Allemands et nous. Les uns sont des aristocrates renforcés, les autres ont conservé religieusement les traditions d’égalité qui dominaient autrefois dans ces plaines. — Mais, dit-on, c’est que la noblesse des Serbes avait été décimée par les Turcs. — À la bonne heure : mais s’ils avaient été de la même trempe que leurs voisins, ils ne se fussent pas laissés décimer.

De cette fameuse parenté d’origine, il ne reste absolument que la communauté du langage ; et c’est quelque chose. Depuis Varna jusqu’à Raguse, on vous donne le bonjour en serbe ; les hommes sèment leurs entretiens de la même formule sacramentelle : Dobro ! Dobro ! (Bon, bon !) qui révèle au moins chez la plupart d’entre eux un même fond d’indifférence philosophique. Mais ils sont tellement dissemblables sous tous les autres aspects, que la similitude de langue vous fait à chaque instant dresser l’oreille comme une nouveauté. L’unité de langage a mieux résisté que l’unité de mœurs, parce que l’envahisseur avait le nombre et la force, et que les populations locales étaient insuffisamment romanisées. Je ne méconnais pas l’importance de cet avantage, et je souhaite qu’il permette à ces peuples de se mieux comprendre. Mais je me refuse à croire qu’un idiome uniforme soit un ciment, suffisant