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Ne nous plaignons pas trop de la confusion de l’exécutif, du législatif et du judiciaire en la personne des magistrats inamovibles et propriétaires de la monarchie absolue ; ce fut longtemps le dernier asile de la liberté : des magistrats ne gouvernent pas connue des fonctionnaires. Il y avait, alors comme aujourd’hui, deux espèces de lois en France : celles qu’on appliquait et celles qu’on n’appliquait pas. Les parlemens, en matière contentieuse, faisaient un peu ce qu’ils voulaient des unes et des autres ; mais les plaideurs ne semblent pas réclamer contre leur justice civile, ni l’opinion contre leurs sentences criminelles. « Bien que les rois, disait Séguier il y a deux siècles, fassent profession d’obéir à la loi qu’ils ont établie, ils considèrent l’esprit et l’intention de la loi, plutôt que son texte, pour l’interpréter. » Quand un chancelier de France parle ainsi, les tribunaux de tout rang se sentent les coudées franches. Dans un procès jugé à Toulouse, tous les conseillers d’une chambre se trouvaient d’un avis unanime, et leur avis était diamétralement opposé à l’ordonnance. Les cours souveraines, par leurs arrêts de règlement, par leurs refus d’enregistrement des ordonnances et édits royaux, ou par les amendemens qu’elles y apportaient on les enregistrant, usurpaient sur la puissance législative ; mais le roi, par les appels des tribunaux ordinaires portés à son « conseil privé » en matière civile, — le conseil privé n’avait aucune juridiction criminelle, les parlemens prononçaient à cet égard en dernier ressort ; — par les évocations, à ce même conseil, de procès pendans devant n’importe quel siège du royaume, par le privilège donné à certaines gens, à certains corps, de saisir directement le conseil d’état de leurs différends avec qui que ce fût, usurpait singulièrement à son tour sur la puissance judiciaire. Et cet abus, vieux de près de deux cents ans, qui était en 1780 l’objet des plaintes les plus vives de la nation, nous sommes loin, en 1889, d’y avoir entièrement porté remède.

A l’heure présente, sans qu’elles aient besoin de généraliser les questions, nos cours continuent à jouir, par la jurisprudence, de véritables attributs législatifs ; la jurisprudence est au droit ce que le « précédent » est à l’administration : le dernier vestige de cette autorité pour laquelle notre nation n’a plus que du mépris et qu’on appelle la tradition. La haine de la tradition est en effet l’un des sentimens les plus vifs d’une démocratie jeune ; pourtant, entre l’ancien régime et le nouveau, le pouvoir judiciaire est celui qui a subi le moins de transformation. Son costume, son langage, — « jargon du palais, » disait-on jadis, — se sont modifiés sans disparaître ; le garde des sceaux, dans ses circulaires, continue d’appeler les magistrats des « officiers de justice, » comme sous