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ESCHYLE SUR LA SCÈNE FRANÇAISE.

quand les modes du jour et les prétentions d’école seront tombées et que bien des choses se confondront pour la postérité indifférente, un intérêt de curiosité suffira pour élever ces suites implacables d’alexandrins à effet beaucoup au-dessus des tirades ronflantes au milieu desquelles la tragédie classique s’est éteinte. Les deux jeunes filles qui parlent pour le chœur des choéphores sont plus agréables à voir et à entendre que les deux vieillards. Elles ont un peu plus de réalité dans leur rôle conventionnel et s’associent plus étroitement au drame.

Ce qui produit le plus d’effet dans ces imitations ou ces équivalens des parties lyriques de l’œuvre grecque, c’est sans contredit la scène où paraît Cassandre. D’abord elle est fort bien jouée. Le mérite particulier de l’actrice, la beauté singulière de son costume et de tout son aspect, l’énergie de son jeu et de sa diction, donnent l’impression de sombre et fatale étrangeté qui convient au rôle. Ensuite le sujet était particulièrement approprié à la nature du talent de M. Leconte de Lisle. Si je me proposais d’apprécier et d’analyser complètement les Érinnyes, ce serait le lieu de faire ressortir l’harmonie et la force expressive de bien des vers, terribles ou touchans ; mais, puisque je n’ai d’autre prétention que de montrer combien Eschyle a été transformé par son imitateur, il me faut bien dire qu’ici encore les modifications sont profondes. Non-seulement la scène est réduite, ce qui était inévitable, non-seulement la forme lyrique a disparu, mais le mouvement dramatique, auquel cette forme aidait si heureusement, est changé, et l’impression est toute différente. La composition d’Eschyle, à la fois inspirée et savante, donnait l’illusion de l’enthousiasme fatidique ; elle faisait assister à son explosion douloureuse, à ses momens de trêve, à ses assauts et à ses retours impétueux.

Il faudrait une longue étude pour apprécier dans le détail ces différentes phases, la force, la variété, l’abondance inépuisable des expressions, et, parmi ces élans en apparence désordonnés et ces libres détours, ce sens de proportion et cette sûreté d’art qui dominent et conduisent tout. Depuis les premiers éclats de la voyante qu’assiègent à la fois les images des horreurs passées et celle du crime qui va s’accomplir, les voiles s’écartent de plus en plus, une lumière de plus en plus nette éclaire la mort d’Agamemnon et celle de la prophétesse elle-même et les montre à leur place dans cet enchaînement d’expiations criminelles qui forme le sujet de l’Orestie. En même temps le caractère de Cassandre se tient. Cette figure hautaine, dont le silence farouche irrite Clytemnestre, s’anime et s’émeut ; elle frémit d’épouvante et d’indignation ; elle crie à la vue des terribles spectacles qui lui apparaissent,