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elle pleure sur sa patrie, elle pleure sur elle-même et se plaint avec amertume du dieu qui l’opprime : la dignité, si frappante dans son entrée en scène et dans sa première attitude, ne l’abandonne jamais, et aussitôt que ses transports se sont calmés et qu’elle a complètement repris possession d’elle-même, c’est le trait moral qui domine en elle. Elle marche d’elle-même à la mort affreuse qu’elle connaît. Une vapeur de sang, une odeur de tombe, l’arrêtent sur le seuil de la maison des Atrides : elle dompte aussitôt cette révolte de ses sens : elle entre, et ses dernières paroles, qui annoncent et appellent la punition des meurtriers, sont sans emportement ; elles ne respirent que la fermeté et le courage.

M. Leconte de Lisle aime mieux lui faire prononcer contre le palais des Atrides une longue malédiction dont tous les détails ne sont clairs que pour ceux qui, avant de voir sa pièce, sont déjà au courant des légendes et aussi qui sont familiarisés avec une poésie fort moderne et nullement grecque :

........ Et sois maudit,
Palais, antre fatal aux tiens, sombre repaire
De meurtres, où le fils tuera comme le père,
Nid d’oiseaux carnassiers gorgés, mais non repus !
Par la foi violée et les sermens rompus,
Par l’affreuse vengeance et le Festin impie,
Par les yeux vigilans de la ruse accroupie,
Par le morne royaume où roulent les vivants,
Par la terreur des nuits, par le râle des vents,
Par le gémissement qui monte de l’abîme,
Par les Dieux haletans sur la piste du crime.
Par ma ville enflammée et mon peuple abattu,
Sois éternellement maudit ! maudit sois-tu !

Ce composé déclamatoire d’élémens cherchés et hétérogènes exprime du moins avec netteté la passion haineuse. Tel est le genre de sentimens que l’auteur veut faire dominer. Sa Cassandre, constamment violente, sauf en un passage, a la soif et la joie de la vengeance, et c’est ce qui doit donner un accent personnel aux peintures prophétiques dont elle se plaît à détailler l’horreur. Au milieu de ces fureurs se place le morceau qui, en lui-même, me paraît être le meilleur : une sorte d’élégie plaintive, où un souvenir d’Homère s’est ingénieusement introduit dans le développement de quelques vers d’Eschyle ; et voilà toute la scène. Le dessin en est donc beaucoup plus simple et l’effet est d’une autre nature. L’illusion de l’extase et de l’inspiration, l’élévation du caractère de la prophétesse, l’impression de terreur religieuse, sont supprimées ; enfin