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représenté hardiment une bacchanale à sa façon, menée par des bacchantes d’un type nouveau, dans un paysage français au besoin ? M. Carolus Duran, ce portraitiste joyeux, ce coloriste triomphant, qui connaît si bien la femme moderne, qui brosse avec tant de verve les belles étoffes dont elle se parc et s’entoure, y eût assurément trouvé son compte. C’est une duperie, en ces sortes d’aventures, de trop s’en tenir aux données archéologiques ou traditionnelles. Les bacchans de Titien auxquels M. Carolus Duran semble avoir surtout pensé étaient-ils donc des Grecs ? Non, tout simplement des Italiens du XVIe siècle, comme ceux de Rubens et de Jordaens sont des Flamands, ceux de Ribera et de Velasquez des Espagnols ou des Napolitains. On a donc été surpris qu’un des naturalistes les plus primesautiers de notre temps ne nous donnât pas une bacchanale plus personnelle. Cette surprise une fois passée, il serait injuste de méconnaître les singulières qualités d’exécutant que M. Carolus Duran a déployées dans cette vaste composition ; en réalité, les bons morceaux y abondent et l’ensemble brillant, avec ses notes délicates et savamment combinées où dominent le rose tendre, le blanc clair, le vif azur, attire les yeux comme un bouquet de fleurs variées. Plusieurs de ces bacchantes, étalant leurs corps nus au soleil ou dans l’ombre, sont amoureusement peintes avec de fines coulées de pâte et une intelligence vive de la beauté éclatante et saine. Si les dessous ne semblent pas toujours assez solides, l’enveloppe extérieure reste presque toujours brillante et séduisante : et, dans cette œuvre de longue haleine, mais à laquelle ses travaux antérieurs ne l’avaient pas suffisamment préparé, ce sont encore ses rares qualités d’improvisateur qui sauvent M. Carolus Duran. Il va sans dire que, dans son autre toile, les Portraits des fils de Mme P. de ***, deux blondins, en costumes élégans, l’un assis, l’autre debout, groupés dans un riche intérieur, nous retrouvons l’aisance d’arrangement, l’entrain de facture, l’éclat d’harmonie qui marquent, dans tous ses récens portraits, la maturité de l’artiste.

Il est si fort de mode aujourd’hui, dans la critique courante, d’afficher une indifférence méprisante pour tout effort de création comme pour tout élan d’imagination, qu’il nous semble plus nécessaire que jamais de rendre justice aux quelques esprits courageux que n’envahit pas la vulgarité croissante. Nous sommes désolés de ne plus trouver, comme autrefois, en tête de ce bataillon de résistance, de ce bataillon nécessaire, le groupe compact des pensionnaires de Rome. Depuis quelques années, l’extrême facilité des communications entre la France et l’Italie, les modifications apportées dans la vie romaine par l’installation de la