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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/801

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l’est sur beaucoup de nos idées morales et sociales ? On sait que le poète Keats reprochait à Newton, en décomposant l’arc-en-ciel, de lui avoir ravi son charme poétique ; n’en sera-t-il point de même du beau moral, si la science le décompose en ses élémens psychologiques et sociaux ? Enfin l’art, ce soutien de la moralité et de la sociabilité, ne s’écroulera-t-il point, comme les autres appuis, dans nos sociétés vieillies, de plus en plus raisonneuses et savantes ?

En réalité, répondrons-nous d’abord, l’arc-en-ciel n’est pas moins beau pour nos yeux depuis que le prisme de Newton en a reproduit les sept couleurs. La science, en général, accroît l’admiration, loin de la supprimer. La science positive des mœurs, en particulier, pourra nous montrer par quelle évolution l’intérêt de l’individu s’est lié à l’intérêt de la race, comment le sens même du beau moral est le sens d’une utilité vitale qui dépasse l’individu pour s’étendre à l’espèce entière ; cette analyse et cette histoire ne détruiront point l’admiration esthétique des mœurs : elles ne feront que nous révéler des harmonies nouvelles. L’individu ne peut manquer d’admirer la loi de beauté et d’utilité tout ensemble qui le rattache à sa race ; il donnera même toujours à cette loi une adhésion spontanée, du moins tant qu’il ne sera pas trop engagé dans ses intérêts, tant qu’il sera spectateur. Et cette attitude admirative subsistera encore quand il redeviendra acteur. En effet, par la contemplation et l’admiration du beau, un courant cérébral se crée, un canal nerveux se creuse à travers notre organisme dans une certaine direction. Dès lors, quand nous passons de la contemplation à l’acte, nous éprouvons dans la même direction une poussée interne, une sorte de « pression » intérieure. L’habitude du beau, qui semblait d’abord toute passive, se révèle comme active. Même quand il s’agit d’un ordre et d’une symétrie matériels, par exemple, ceux que nous avons l’habitude d’introduire dans les objets à notre usage ou dans notre personne extérieure, nous ne pouvons nous résigner que difficilement au désordre et à l’enlaidissement qui en résulte. A plus forte raison s’il s’agit du moral. Le seul sentiment de la beauté psychique embellit donc de fait celui même qui l’éprouve, sans qu’il ait autre chose à faire que d’admirer et de reproduire spontanément en lui-même ce qu’il admire : « On devient semblable à l’objet de sa contemplation. » C’est que toute idée est une force, et tout sentiment est une action commencée qui ne demande qu’à se continuer en mouvement. Un chant militaire, comme la Marseillaise, produit une excitation cérébrale qui peut se dépenser de deux sortes, soit en purs sentimens, soit en actes, comme quand ce chant entraîne un corps d’armée à l’assaut d’une brèche. La beauté nous rend beaux par