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impassibles devant la menace, immobiles devant le progrès. D’une main distraite, il faisait brûler des feuilles de tabac. Un vol de ces sortes de merles à ventre rouge, que les Américains désignent sous le nom de robbins, sautillaient dans l’herbe et semblaient vouloir narguer, par leurs cris, ce barbare égaré dans un monde qui n’était plus le sien.

Non loin de là se dressaient les toitures coniques de wigwams en ruine. Les perches de la charpente, liées par le haut, restaient encore debout, dépourvues des nattes qui, jadis, préservaient ses habitans contre les intempéries. L’herbe envahissait le foyer désert, et, tout à l’entour, des acanthes recroquevillaient leurs feuilles sur cet antique patrimoine des Peaux-Rouges.

A quoi songeait cet Indien, dans son isolement farouche ? Ecoutait-il au loin le cri plaintif des castors ? Suivait-il par la pensée les spectres des guerriers disparus poursuivant des fantômes de bisons à travers la prairie où s’alignent aujourd’hui de rians cottages, où des carrés d’avoine ondulent au souffle de cette même brise qui balance des squelettes dans les hamacs suspendus aux acacias qu’aucune main amie ne vient plus ébrancher en signe de deuil ? Entendait-il l’assemblée aux mille voix tumultueuses, où les chants patriotiques, exaltant l’imagination, faisaient bouillonner le sang dans les veines des guerriers ?

Un ferry-boat immense, qui montait à Albany, vint à passer. Les remous soulevés par les roues gigantesques du Léviathan, se propageant de proche en proche, clapotèrent à la rive, imprimant de légères oscillations à une pirogue attachée près de là… Sans s’émouvoir, abstrait du monde extérieur, le sauvage continuait à regarder dans le vide.

— A quoi pense-t-il ? demandai-je à mon guide.

— A rien, sans doute ; mais soyez sûr que, s’il a quelque idée en tête, il déplore de n’être point à la solde du gouvernement fédéral. Il est seul de sa tribu ; les autres peuplades, d’ailleurs très peu nombreuses aux environs, le repoussent ; il n’est plus ni assez adroit ni assez alerte pour gagner son existence.

Nous nous approchâmes du solitaire.

— Où est ta tribu ?

— Je n’en ai point, répondit-il sans se retourner.

— Cette pirogue est-elle à toi ? Il secoua la tête négativement.

— Où est ta femme ? où sont tes frères et tes fils ?

Il ne répondit rien. Et, quoiqu’il me semblât voir briller une larme sous sa paupière, aucun muscle de son visage ne trahit son émotion. Il ramassa son fusil et s’en alla. Toute sa tribu était