Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/903

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

classes ont le moins d’empire, où le socialisme a encore le moins de prise. Nos révolutions ne sont, depuis la chute de L’ancien régime, que des révolutions de surface ; elles n’affectent le pays qu’en tant qu’elles détraquent la machine gouvernementale. C’est que, si l’œuvre politique de 1789 a échoué, son œuvre sociale a réussi.

« La France, en 1789, a réalisé son vieux rêve : l’absolue égalité des citoyens devant la loi, devant la justice, devant l’impôt. Chaque Français est maître de son intelligence, de ses bras, de sa propriété, de son travail, de sa conscience. C’en serait assez pour ne point crier à l’avortement de la Révolution. Ouvrez les cahiers de 1789 : que réclamait la nation ? Ce que demandait le tiers aux états généraux sous les Valois, ce que l’ancienne France avait poursuivi durant vingt générations : l’égalité civile, la liberté individuelle, le libre vote et la proportionnalité des impôts, l’égale répartition des charges, l’admissibilité de tous à toutes les fonctions publiques, la liberté de conscience, L’unité de loi et de juridiction. Or tout cela est inscrit dans nos codes et entré dans nos mœurs. On demande où sont les conquêtes de 1789 : ces conquêtes, les voilà, et, pour les conquérir, il n’a pas fallu à la France moins de quatre ou cinq siècles d’efforts ; car, en dépit des apparences, jamais révolution ne fut moins improvisée. Et aujourd’hui qu’ils sont en possession de ce qu’ont si longtemps convoité leurs aïeux, libre aux petits-fils d’anciens roturiers, taillables à merci, de faire fi de 1789.

« En réalité, les biens que 1789 nous a légués sont ceux auxquels nos pères tenaient le plus. Pour eux, on l’a dit non sans raison, la liberté politique était surtout la garantie des libertés civiles. Cette liberté politique, qu’ils ont proclamée en droit, ils n’ont pu la fonder en fait. Ils ont su constituer une société ; ils n’ont pas réussi à constituer un gouvernement. Faut-il s’en étonner ? Les peuples, dans leurs révolutions, font rarement coup double, et le Français visait avant tout l’égalité. Est-ce à dire que la société, issue de la Révolution, soit incapable de liberté ? A Dieu ne plaise. La vérité, c’est que l’œuvre de 1789 est inachevée. Sur la société, nouvelle, il reste à fonder un gouvernement. De là les crises périodiques, les révolutions successives de la France moderne. Mais si malaisée et si mal conduite que semble l’entreprise, rien ne contraint à en désespérer. La liberté est dans l’héritage de 1789, et cet héritage ne peut se scinder ; la France n’est pas maîtresse d’en accepter une moitié pour en répudier l’autre. Elle renoncerait, de lassitude, à entrer en possession, de la liberté politique que la renonciation ne serait pas valable. Les principes de 1789 ne lui laissent, pas le choix ;