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THAÏS

je l’ai placée au chevet de mon lit, afin d’être sans cesse averti par sa vue de ne point m’abandonner aux fureurs de l’amour, et pour me confirmer dans la doctrine du divin Épicure, mon maître, qui enseigne que le désir est redoutable. Mais, à proprement parler, l’amour est une maladie de foie et l’on n’est jamais sûr de ne pas tomber malade.

Paphnuce demanda :

— Dorion, quels sont tes plaisirs ?

Dorion répondit tristement :

— Je n’ai qu’un seul plaisir, et je conviens qu’il n’est pas vif : c’est la méditation. Avec un mauvais estomac, il n’en faut pas chercher d’autres.

Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entreprit d’initier l’épicurien aux joies spirituelles que procure la contemplation de Dieu.

Il commença :

— Entends la vérité, Dorion, et reçois la lumière.

Comme il s’écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têtes et des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand silence s’était fait dans le théâtre, et bientôt éclatèrent les sons d’une musique héroïque.

Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se préparer au départ, quand, par un prodige effrayant, une nuée couvrit le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s’étant dissipée, l’ombre d’Achille apparut, couverte d’une armure d’or. Étendant le bras vers les guerriers, elle semblait leur dire : « Quoi ! vous partez, enfans de Danaos ; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus et vous laissez mon tombeau sans offrandes. » Déjà les principaux chefs des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thésée, le vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes, contemplaient le prodige. Le jeune fils d’Achille, Pyrrhus, était prosterné dans la poussière. Ulysse, reconnaissable au bonnet d’où s’échappait sa chevelure bouclée, montrait, par ses gestes, qu’il approuvait l’ombre du héros. Il disputait avec Agamemnon et l’on devinait leurs paroles :

— Achille, disait le roi d’Ithaque, est digne d’être honoré parmi nous, lui qui mourut glorieusement pour la Hellas. Il demande que la fille de Priam, la vierge Polyxène, soit immolée sur sa tombe. Danaens, contentez les mânes du héros, et que le fils de Pelée se réjouisse dans le Hadès.

Mais le roi des rois répondait :

— Epargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées aux autels. Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.