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THAÏS

sont unis. Où sont maintenant les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre ? Je n’en disconviens pas : les femmes sont quelquefois belles. Mais elles sont soumises à de fâcheuses disgrâces et à des incommodités dégoûtantes. C’est à quoi songent les esprits méditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n’y fait point attention. Et les femmes inspirent l’amour, bien qu’il soit déraisonnable de les aimer.

Ainsi le philosophe et l’ascète contemplaient Thaïs et suivaient leur pensée. Ils n’avaient vu ni l’un ni l’autre Hécube, tournée vers sa fille, lui dire par ses gestes :

— Essaie de fléchir le cruel Ulysse ! Fais parler tes larmes, ta beauté, ta jeunesse !

Thaïs, ou plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile de la tente. Elle fit un pas, et tous les cœurs furent domptés. Et quand, d’une démarche noble et légère, elle s’avança vers Ulysse, le rythme de ses mouvemens, qu’accompagnait le son des flûtes, faisait songer à tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu’elle fût le centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu’elle, et tout le reste était perdu dans son rayonnement. Pourtant l’action continuait.

Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main sous son manteau, afin d’éviter les regards, les baisers de la suppliante. La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles disaient :

— Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité, et parce que je veux mourir. Fille de Priam et sœur d’Hector, ma couche, autrefois jugée digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je renonce librement à la lumière du jour.

Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s’attacha à sa fille d’une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une douceur résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l’entendre :

— Mère, ne t’expose pas aux outrages du maître. N’attends pas que, t’arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère bien-aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues creuses de mes lèvres.

La douleur était belle sur le visage de Thaïs ; la foule se montrait reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d’une grâce surhumaine les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa splendeur présente en vue de son humilité prochaine, se glorifiait par avance de la sainte qu’il allait donner au ciel.

Le spectacle touchait au dénoûment. Hécube tomba comme morte, et Polyxène, conduite par Ulysse, s’avança vers le tombeau, qu’entourait l’élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants