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de deuil, le tertre funéraire, au sommet duquel le fils d’Achille faisait, dans une coupe d’or, des libations aux mânes du héros. Quand les sacrificateurs levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu’elle voulait mourir libre, comme il convenait à la fille de tant de rois. Puis, déchirant sa tunique, elle montra la place de son cœur. Pyrrhus y plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice, le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge, qui, la tête renversée et les yeux nageant dans l’horreur de la mort, tomba avec décence. Tandis que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de lis et d’anémones, des cris d’effroi et des sanglots déchiraient l’air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisait d’une voix retentissante :

— Gentils, vils adorateurs des démons ! Et vous, ariens, plus infâmes que les idolâtres, instruisez-vous ! Ce que vous venez de voir est une image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique, et bientôt la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bienheureuse, au Dieu ressuscité !

Déjà la foule s’écoulait en flots sombres dans les vomitoires. L’abbé d’Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en prophétisant encore.

Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs. La comédienne habitait alors, dans le riche quartier de Racotis, près du tombeau d’Alexandre, une maison entourée de jardins ombreux, dans lesquels s’élevaient des rochers artificiels et coulait un ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire, chargée d’anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu’il voulait.

— Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m’est témoin que je ne suis venu ici que pour la voir.

Comme il portait une riche tunique et qu’il parlait impérieusement, l’esclave le laissa entrer.

— Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.


ANATOLE FRANCE.