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son souffle empoisonné ne vienne pas troubler l’air pur de la liberté ; songez que dans les arts elle trouve un champ plus facile à parcourir. « Réflexion, soit dit en passant, peu flatteuse pour les artistes, au point de vue de leurs habitudes morales et de la fermeté de leur caractère, mais que l’orateur, ne se permettait qu’en comptant bien sur l’heureux changement qu’allait produire, là comme ailleurs, l’intervention de ceux qui représentaient à ses yeux l’élite de la Convention. « Oui, montagne sainte et vénérée, s’écriait-il en terminant, c’est de ta cime que doivent émaner les bienfaits destinés à faire le bonheur éternel de la république. La république les versera sur l’Europe, et l’Europe convertira l’univers ! »

Le jour où le délégué de la Société populaire et républicaine des-arts débitait à la barre de la Convention cette pièce d’éloquence, David occupait le fauteuil de président ; c’était à lui que revenait la tâche de répondre à la harangue. Il répliqua sur le même ton, se servit presque des mêmes larmes pour affirmer que, grâce à la nouvelle société, les arts allaient « reprendre toute leur dignité ; qu’ils ne se prostitueraient plus, comme autrefois, à retracer les actions d’un tyran ambitieux, etc. » Quant aux inquiétudes sur les querelles intestines ou sur les menées à venir, David en faisait d’avance bonne justice et rassurait celui qui les avait exprimées, par ces simples mots : « Vous craignez l’intrigue, dites-vous ; son règne a fini avec la royauté ; elle a émigré. Le talent seul est resté, et les représentans du peuple iront le chercher partout où il sera. » Comment douter encore après cela, comment ne pas se lier à de pareilles promesses ? Le difficile seulement était d’attendre sans trop d’impatience le moment où elles se réaliseraient, car, en attendant, il fallait vivre et trouver dans le présent des occasions de travail. Or, quelque mouvement qu’elle se donnât pour établir son influence, ce n’était pas la société populaire et républicaine qui pouvait les procurer. On y discourait fort, mais tout se bornait à ces luttes de parole ; ou bien on rédigeait adresses sur adresses à la Convention, tantôt pour lui « présenter quelques jeunes artistes, victimes » à Rome ou à Florence « du fanatisme et de la rage des ultramontains et revenus, à travers mille dangers, au sein de leur patrie, » — tantôt pour lui proposer de faire en sorte que les ouvrages des peintres émigrés, que « ces ouvrages de leurs mains scélérates auxquelles ils avaient dû les faveurs du despotisme n’irritent plus les regards des républicains, et que tout ce qui pour retracer des traîtres à la patrie soit offert en holocauste aux mânes des patriotes[1] ; » mais, en dehors de la satisfaction donnée à un

  1. Pétition de la Société populaire et républicaine des arts appuyant la dénonciation lue à la séance du 29 nivôse par le citoyen Wicar, de la conduite des artistes restés en Italie. Cette pièce, où la sottise des intentions est égale à la brutalité des termes, se terminait ainsi : « Législateurs, nous vous demandons à être autorisés à arracher des salles de la ci-devant Académie du peinture les portraits de quelques scélérats, ainsi que plusieurs tableaux, productions de leur génie corrompu. Nous les traînerons au pied de la statue de la liberté, et, en présence de nos concitoyens, nous les livrerons aux flammes… Nous demandons aussi que les noms de ces traîtres soient envoyés à tous les départemens, afin que leurs crimes y soient connus et qu’ils ne puissent jamais y trouver que le châtiment de leurs forfaits. » — Les « traîtres » dont il s’agit ici étaient, entre autres « vils satellites du satrape d’Angivilliers, ce monstre de turpitude qui a fait plus de mal aux arts que dix siècles de barbarie, » Doyen, l’auteur du beau tableau, la peste des Ardens, conservé dans l’église de Saint-Roch, à Paris, — « l’infâme Ménageot, ci-devant directeur de l’Académie de France, à Rome, » — Mme Vigée-Lebrun, occupée à « conspirer à Naples avec la digne sœur de l’ignoble Marie-Antoinette, » — enfin, Fabre du Montpellier, « dont toute la famille est émigrée, » écrivait naïvement, le rédacteur de ce factum, Pierre-Étienne Le Sueur, peintre, paysagiste, bien oublié aujourd’hui.