Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LA TOUR.

Depuis quelques années, elle remuait obscurément dans les cerveaux des ingénieurs, cherchant à naître. En différens lieux, dans l’ancien et dans le nouveau monde, les ingénieurs la rêvaient, la calculaient sur le papier. Quelques-uns l’essayèrent, en pierre à Washington, en bois à Turin. Comme ils se sentaient les maîtres et les vrais triomphateurs de ce temps, ils voulaient avoir leur colonne Trajane. L’érection de la Tour n’est qu’une des conséquences du mouvement qui a porté un ingénieur à la première magistrature de notre pays, au lieu d’y guinder un avocat. Il n’y a rien d’occasionnel dans ces manifestations diverses et logiques d’un même fait social : la prédominance momentanée d’une des applications de l’esprit humain, celle qui prime les autres à cette heure par la puissance de l’effort et la grandeur du succès.

L’approche de l’Exposition universelle hâta l’éclosion d’une idée qui travaillait tant de gens. Un constructeur parisien fit prévaloir son projet. Il souleva d’abord l’incrédulité générale. Le mot de Babel vint sur toutes les lèvres. J’ai l’intime persuasion qu’il faut attribuer pour une bonne part ace mot l’adoption du projet. Nous ne savons pas nous-mêmes à quel point nous sommes possédés par ces grandes images mystérieuses de la première histoire, qui emplissent depuis le berceau tout l’horizon de notre esprit. Qu’on les révère ou qu’on les nie, elles tyrannisent toutes les imaginations ; elles obsèdent parfois ceux qui nient plus fortement encore que ceux qui révèrent. A l’annonce d’une tour de 300 mètres, un frémissement de plaisir courut toutes les loges maçonniques ; le libraire Touquet tressaillit et l’apothicaire Homais exulta. Ces gens étranges ont l’esprit ainsi fait que, dans chaque nouvelle conquête de la science, ils ne voient qu’un défi à la source de toute science. La Tour leur apparut d’abord comme un blasphème réalisé, une bonne mystification dirigée contre les curés, la revanche du vieil échec des maçons de Sennaar. Ils avaient voix prépondérante au chapitre : la Tour fut décrétée. Les âmes pieuses s’émurent ; elles ont la piété timide, le respect du sens littéral, la défiance des nouveautés hardies ; elles commencent d’ordinaire par se voiler la face devant une invention, au lieu d’y planter leur bannière. Mais l’émotion fut surtout vive dans le monde des artistes et des lettrés ; le monument dont on nous menaçait serait forcément très laid, puisqu’il différerait de ceux auxquels nous sommes habitués. La spontanéité de ce raisonnement ne peut échapper à personne. On se rappelle la protestation imposante qui circula dans tous les bureaux