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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/198

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de rédaction ; elle demandait que l’on ne déshonorât pas « le Paris des gothiques sublimes, le Paris de Jean Goujon et de Germain Pilon. » Le malheureux père de la grande fille tenait tête à l’orage comme il pouvait. Il publia une réponse où il priait ses adversaires d’attendre le vu des pièces pour le condamner. J’ai gardé le souvenir de cette lettre, parce qu’elle citait, en lui empruntant des argumens généraux, un écrivain fort étonné alors de se trouver dans l’affaire. Cet écrivain éprouva d’abord quelque confusion, comme Ismaël lorsqu’on dressa sa tente contre celles de tous ses frères ; il a ressenti depuis quelque contentement du hasard qui avait jeté son nom dans les fondations de la Tour.

Nous les vîmes creuser, ces fondations, avec le secours des caissons à air comprimé, dans l’argile profonde où les premiers habitans de Grenelle poursuivaient le renne et l’aurochs. Bientôt les quatre pieds mégalithiques de l’éléphant pesèrent sur le sol ; de ces sabots de pierre, les arbalétriers s’élancèrent en porte-à-faux, renversant toutes nos idées sur l’équilibre d’un édifice. La forêt de tôle végétait, grandissait, ne disant aux yeux rien qui vaille. A une certaine hauteur, le levage des matériaux devint très difficile ; des grues se cramponnèrent aux montans ; elles grimpaient le long des poutres comme des crabes aux pinces démesurées ; elles puisaient à terre, les pièces qu’elles emportaient et distribuaient là-haut, orientant leurs volées dans tous les azimuts. On jeta le tablier de la première plate-forme ; toute cette charpente paraissait alors une énorme carapace, qui ne donnait ni l’impression de la hauteur ni celle de la beauté. Cependant les grandes difficultés étaient vaincues ; cette première partie de l’œuvre avait posé au constructeur les problèmes les plus ardus ; il faudrait entrer dans les explications techniques pour montrer avec quelle fertilité d’invention ils furent résolus. Le second étage s’acheva à moins de frais, en six mois. Ce carré long, juché sur cette arche trapue, n’ajoutait encore rien à la valeur esthétique de l’amas de métal.

A partir de la deuxième plate-forme, la grêle colonne fila rapidement dans l’espace. Le travail de la construction échappait à nos regards. Les brumes d’automne dérobaient souvent le chantier aérien ; dans le crépuscule des après-midi d’hiver, on voyait rougeoyer en plein ciel un feu de forge, on entendait à peine les marteaux qui rivaient des ferrures. Il y avait ceci de particulier qu’on n’apercevait presque jamais d’ouvriers sur la Tour ; elle montait toute seule, par l’incantation des génies. Les grands travaux des autres âges, ceux des pyramides par exemple, sont associés dans notre esprit à l’idée de multitudes humaines, pesant sur les leviers et gémissant sous les câbles ; la pyramide moderne est élevée par