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Ne soyons pas trop sévères, même pour les amis de nos ennemis. Essayons, à notre tour, de nous mettre à leur place, « dans leur peau, » comme dit le vulgaire d’une manière si expressive. L’Italien est peu sentimental ; s’il l’a jamais été, il y a de cela des siècles. Il a tant pleuré, et si longtemps, sur ses propres malheurs, que ses yeux n’ont plus de larmes pour les souffrances d’autrui. Le cri de douleur de l’Alsace-Lorraine ne franchit pas les glaciers des Alpes ; les plaines du Po et les vallées de l’Apennin n’ont pas d’écho pour les plaintes de l’autre côté des monts. Soyons justes pour nos voisins ; la France elle-même, depuis qu’elle souffre dans sa propre chair, est moins prodigue de ses pleurs et de ses embrassemens aux opprimés des deux mondes. A la différence de leurs pères, peu de nos jeunes gens pleurent aujourd’hui sur l’Irlande ou la Pologne. Il n’en est pas, hélas ! des peuples comme des individus ; les infortunes imméritées leur endurcissent le cœur. Leur patriotisme se fait étroit et jaloux ; il prêche l’égoïsme comme une vertu. Ainsi prétendent faire aujourd’hui certains Français, s’imaginant être plus forts en gardant tous les battemens de leur cœur à la patrie. L’égoïsme, heureusement, nous est difficile. Que de temps nous avons pleuré, en vers et en prose, sur le deuil d’autrui ! Du Bosphore aux Alleghanys, quel peuple en lutte pour la liberté n’a reçu, à défaut du secours de nos armes, l’encouragement de notre voix ? Qui de nous, enfant, n’a essuyé, au Spielberg, les yeux de Silvio Pellico ; et lequel de nos poètes novices n’a, entre 1815 et 1866, entonné sa lamentation sur l’asservissement du bel paese et la captivité de Venise la Belle ? Pour ma part, je ne le regrette point. Si, en dépit de Sedan ou de Metz, je reste fier d’être Français, c’est, en grande partie, pour ce don de commisération, pour cet amour des opprimés, pour ces sentimens de liberté et de fraternité que noire France a ressenti plus que tout autre peuple, et qui font d’elle la plus humaine des nations. Aujourd’hui encore, ce serait, pour moi, une douleur cuisante de revoir le kaiserlich en pantalon collant faire l’action au pied de l’escalier du palais des doges. Ce que mon âme reproche aux Italiens, ce n’est point d’avoir omis, à l’heure de notre détresse, de nous envoyer leurs bersaglieri, — cela, ils ne le pouvaient guère, — c’est de n’avoir pas été plus nombreux à donner à notre malheur l’obole des larmes. A défaut des années et des victoires que leur roi ne pouvait nous rendre, nous aurions aimé recevoir de leurs poètes l’aumône sonore des strophes, qui ne coûte ni or ni sang.

Ici encore, soyons équitables ; ne nous laissons pas dominer par une émotion trop naturelle aux peuples malheureux. L’indifférence des Italiens pour l’Alsace-Lorraine a une excuse. N’oublions pas que la fatalité, ou l’imprévoyante politique de Napoléon III, a fait