Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/304

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

content ces sanglans trophées ; 1870 lui a appris que la guerre n’est plus une joute de tournois ou un assaut de salle d’armes. Un blessé qui vient de subir une amputation ne va point follement provoquer des affaires gratuites. De toutes les imaginations qui puissent traverser les cervelles politiques, la plus bizarre peut-être, c’est de se figurer la France moderne se lançant dans une guerre contre l’Italie, comme un spadassin se jette sur un duel, par goût des émotions ou par gloriole. Ce fantôme d’une invasion française, il y a des Italiens qui en ont été hantés. J’en sais qui, lors de l’occupation de Tunis, se sont persuadé que nous pénétrions dans la régence pour prendre la péninsule à revers. « Est-ce vrai que vous voulez nous faire la guerre ? » m’a demandé plus d’un. Ces mauvais desseins des Français, les plus ingénus y ont cru ; les plus roués ont feint d’en avoir peur pour monter l’opinion contre nous, et justifier leurs alliances et leurs armemens.

Il faut le dire à leur décharge, les Italiens ne sont pas seuls, en Europe, à se représenter la France comme un pays batailleur, toujours en quête d’aventures, à la façon des vieux Normands ou des vieux Gaulois. Les étrangers en sont demeurés, sur notre compte, à Louis XIV et à Napoléon. Quelle confusion des âges ! Pauvre France, quel portrait peu ressemblant on s’en fait souvent au dehors ! On se la figure toujours comme une amazone, brandissant la lance ou le javelot, une sorte de Clorinde ou de Bradamante impatiente de repos. Autant vaudrait se peindre l’Italie contemporaine sous les traits d’une Armide langoureuse, tout entière à l’amour et à la volupté. L’Italie a singulièrement changé, la France aussi. On le sait pour le pays du Pastor fido ; personne ne s’aviserait d’y chercher l’Italie de Goethe ou du président de Brosses. On le sait moins pour la France. Je me dis parfois que la France est, peut-être aujourd’hui, le pays le moins connu de l’Europe, et cela, parce qu’étant le plus visité, il passe pour le mieux connu. Les étrangers s’assoient aux cafés de nos boulevards, ils savent par cœur les refrains de nos cafés-concerts ; mais cela, grâce à Dieu, n’est ni Paris ni la France. En réalité, dans notre Europe, devenue une forêt de baïonnettes, aucune nation n’est plus pacifique que la France. Elle n’a pas oublié l’Alsace-Lorraine : les vexations imposées par le conquérant au Reichsland et les canons de Metz braqués sur la route de Paris la forceraient à se souvenir. Elle n’a pas oublié le pays qui se souvient d’elle ; mais, en y songeant, elle se rappelle les maux de la guerre. Elle se plaît à compter sur les platoniques revanches de la Justice ; elle cherche à se persuader que le règne de la Force ne sera pas éternel et salue, d’avance, l’avènement du Droit. Elle remet à l’avenir les revendications du passé, se disant que, après tout, les Allemands ont mis plus de deux siècles à lui