Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur mon front. Viens, ô ma sœur, et reçois de ton frère le baiser de paix.

Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane.

Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l’on n’entendait plus, dans la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant des eaux vives.

Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires vinrent chargées d’étoffes, de parfums et de guirlandes.

— Ce n’était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant de sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint. Je dois souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves viennent m’habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles sont adroites et expérimentées ; aussi les ai-je payées très cher. Vois celle-ci qui a de si gros anneaux d’or et qui montre des dents si blanches. Je l’ai enlevée à la femme du proconsul.

Paphnuce eut d’abord la pensée de s’opposer de toutes ses forces à ce que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu à agir prudemment, il lui demanda quelles personnes elle y rencontrerait. Elle répondit qu’elle y verrait l’hôte du festin, le vieux Cotta, préfet de la flotte, Nicias et plusieurs autres philosophes avides de disputes, le poète Callicrate, le grand-prêtre de Sérapis, des jeunes hommes riches occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes dont on ne saurait rien dire et qui n’avaient que l’avantage de la jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle :

— Va parmi eux. Thaïs, dit le moine. Va ! Mais je ne te quitte pas. J’irai avec toi à ce festin et je me tiendrai sans rien dire à ton côté.

Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires s’empressaient autour d’elle, elle s’écria :

— Que diront-ils quand ils verront que j’ai pour amant un moine de la Thébaïde ?..


Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la salle du banquet, les convives étaient déjà, pour la plupart, accoudés sur les lits, devant la table en fer à cheval, couverte d’une vaisselle étincelante. Au centre de cette table s’élevait une vasque que surmontaient quatre satyres d’argent inclinant des outres d’où coulait sur des poissons bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thaïs les acclamations s’élevèrent de toutes parts.

— Salut à la sœur des Charités !

— Salut à la Melpomène silencieuse dont les regards savent tout exprimer !

— Salut à la bien-aimée des dieux et des hommes !