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Cependant Philinna et Drosé dévoraient Thaïs des yeux. Elle portait dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pâles dont chaque fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles, si bien que les fleurs semblaient des regards effacés et les yeux des fleurs étincelantes. C’était le don de cette femme : sur elle tout vivait, tout était âme et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamée d’argent, traînait dans ses longs plis une grâce presque triste que n’égayaient ni bracelets ni colliers, et tout l’éclat de sa parure était dans ses bras nus. Admirant malgré elles la robe et la coiffure de Thaïs, ses deux amies ne lui en parlèrent point.

— Que tu es belle ! lui dit Philinna. Tu ne pouvais l’être plus quand tu vins à Alexandrie. Pourtant ma mère, qui se souvenait de t’avoir vue alors, disait que peu de femmes étaient dignes de t’être comparées.

— Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que tu nous amènes ? Il a l’air étrange et sauvage. S’il y avait des pasteurs d’éléphans, assurément ils seraient faits comme lui. Où as-tu trouvé. Thaïs, un si sauvage ami ? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la terre et qui sont tout barbouillés des fumées du Hadès ?

Mais Philinna, posant un doigt sur la bouche de Drosé :

— Tais-toi ! les mystères de l’amour doivent rester secrets et il est défendu de les connaître. Pour moi, certes, j’aimerais mieux être baisée par la bouche de l’Etna fumant, que par les lèvres de cet homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable comme les déesses, doit comme les déesses exaucer toutes les prières et non pas seulement, à notre guise, celles des hommes aimables.

— Prenez garde toutes deux, répondit Thaïs. C’est un mage et un enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse et même les pensées. Il vous arrachera le cœur pendant votre sommeil ; il le remplacera par une éponge, et le lendemain, en buvant de l’eau, vous mourrez étouffées.

Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s’assit sur un lit à côté de Paphnuce, La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante, domina tout à coup le murmure des propos intimes,

— Amis, que chacun prenne sa place ! Esclaves, versez le vin miellé !

Puis, l’hôte élevant sa coupe :

— Buvons d’abord au divin Constance et au génie de l’Empire. La patrie doit être mise au-dessus de tout, et même des dieux, car elle les contient tous.

Tous les convives portèrent à leurs lèvres leur coupe pleine. Seul Paphnuce ne but point, parce que Constance persécutait la foi de Nicée et que la patrie du chrétien n’est point de ce monde.