Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/426

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’à la nuit… Si nous vivons et si nous continuons à méditer, nous aussi nous explorerons ces noirs passages. »

Keats, hélas ! ne devait pas aller loin dans cette exploration qu’il rêvait. Mais c’est beaucoup de l’avoir tentée, et d’avoir compris qu’il y a des étapes nécessaires dans le développement de l’âme, et comme une prise de possession très lente de l’esprit par l’esprit. De plus en plus, l’importance de l’étude de l’homme lui apparaissait. Il écrivait déjà de Teignmouth : « C’est une belle chose qu’un paysage ; mais la nature humaine est plus belle. » Cette impression ne cessa de s’accroître pendant un voyage qu’il fit, au printemps de 1818, avec un ami, en Écosse. Ce pèlerinage au pays de Burns lui fit le plus grand bien : quoique le paysage du Nord de l’Angleterre lui semblât « anti-grec et anti-charlemagnesque, » comme il dit plaisamment, il lui sembla qu’il prenait, au sortir des livres, comme un fortifiant bain de nature. Sa santé, un peu ébranlée, se remettait à vue d’œil. Malheureusement, le voyage finit par un accident : il fut pris d’un mal de gorge violent qui le lit revenir précipitamment à Londres. Il y retrouva son frère Thomas gravement malade. Au mois de décembre de la même année, il le perdait.

Cette mort laissait Keats à lui-même, son autre frère étant en Amérique, et sa sœur Fanny étant gardée sévèrement par un tuteur grognon, qui lui interdisait de la voir. Il alla vivre à Hampstead, dans le voisinage de Leigh Hunt, avec un ami, nommé Brown. Tout auprès, habitait une veuve, Mrs Brawne, avec trois enfans, dont l’aînée, Fanny, était une jeune fille de moins de dix-neuf ans. Keats la rencontrait souvent dans une maison amie. Elle lui fit l’effet, au premier abord, d’une coquette, et voici comment il la décrit dans une sorte de journal qu’il envoyait régulièrement à son frère et à sa belle-sœur : « Elle est à peu près de ma taille, avec une jolie physionomie du genre allongé ; elle manque d’expression dans tous ses traits ; elle s’arrange pour donner bon air à ses cheveux ; ses narines sont très jolies, bien qu’elles aient l’air de souffrir ; elle a la bouche quelconque ; elle est mieux, vue de profil que de face : car en vérité elle n’a pas le visage plein, mais pâle et maigre, sans qu’on y devine un os. Sa taille est très gracieuse, comme ses mouvemens ; ses bras, bien faits ; ses mains, médiocres ; ses pieds, passables. Elle n’a pas dix-sept ans[1] ; mais elle ne sait rien ; elle a une tenue scandaleuse, vole de côté et d’autre, dit aux gens de telles impertinences que le mot de « friponne » m’a échappé dernièrement : cela ne vient

  1. Elle en avait, en réalité, dix-huit et demi.