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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/439

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tour de Babel. » Notre littérature ne veut pas mieux. Il a dit de Rousseau que toute son éloquence ne vaut pas « le bavardage vulgaire des blanchisseuses. » « Grâce à Dieu, s’écrie-t-il en venant de lire la Nouvelle Héloïse, je suis né en Angleterre, avec nos propres grands hommes sous les yeux. » Pour un peu, on serait tenté de le qualifier de bourgeois ou, comme disait Matthew Arnold de « Philistin, » tant il voit gros et se méprend aisément sur tout ce qui sort de son cercle habituel d’idées. On citerait des exemples plus frappans encore de ce manque de jugement ; quand il s’agissait de lui-même. Ainsi il a rêvé toute sa vie de réformer le théâtre anglais et s’est cru le génie dramatique ; or nous avons de lui une tragédie d’Othon le Grand (écrite, il est vrai en collaboration) et un fragment, le Roi Etienne, qui sont de parfaits modèles d’emphase et de mauvais goût. Ainsi encore la gloire du satirique l’a tenté, et il a écrit cette œuvre gauche et insipide, de tous points indigne de l’auteur d’Hypérion, la Marotte[1]. Là où il n’a pas été excellent, il s’est trouvé qu’il était au-dessous du médiocre. C’est que le jugement n’était pas en lui à la hauteur des facultés créatrices, et que le critique ne valait pas le poète.

Ce n’est donc pas sur quelques vues éparses dans ses lettres, mais sur ses vers eux-mêmes, qu’il faut juger son idéal poétique. On trouvera dans les uns plus d’un démenti donné aux autres. Est-ce, — pour n’en citer qu’un exemple, mais éloquent, — une indifférence absolue aux-idées philosophiques qui lui inspirait en 1819 cette Ode au rossignol, qu’il terminait par ces strophes admirables ? « Debout, dans la nuit, j’écoute (le rossignol) ; et, plus d’une fois, j’ai été presque amoureux de la Mort paisible ; je lui ai donné de doux noms en plus d’un vers pensif, lui demandant de fondre dans l’air mon souffle calme. Maintenant plus que jamais, il semble délicieux de mourir, de finir à minuit, sans souffrance, pendant que tu répands ton âme au dehors dans une telle extase ! Tu chanterais encore, et moi j’aurais des oreilles pour ne pas entendre : ton sublime Requiem résonnerait sur un tertre de gazon !

« Mais toi, tu n’es pas né pour la mort, immortel oiseau ! Il n’y a point de générations affamées pour te fouler aux pieds. La voix que j’entends cette nuit fut entendue dans les jours anciens par les empereurs et les manans. Peut-être cette même chanson traversa le cœur triste de Ruth quand, regrettant sa patrie, elle se tenait en larmes parmi le blé étranger. Peut-être est-ce toi-même, qui

  1. Otho the great, a tragedy in five acts : œuvre commune de Brown et de Keats. Brown a fourni l’intrigue. Keats les vers. — King Stephen, a dramatic fragment. — The cap and bells, or the Jealousice : a fairy tale.