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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/447

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calculé ses résistances ; s’étant assuré de ce qu’on pouvait demander au métal, ils ont modifié l’arc en tiers-point et créé une ogive nouvelle, avec des inflexions et un allongement d’une incomparable élégance. Des combinaisons savantes leur ont permis de diminuer jusqu’à l’invraisemblance le poids et le volume de la charpente. Il en est résulté un vaisseau dont l’immensité est le moindre mérite ; sans un ornement sur sa nudité sévère, par la seule hardiesse de ses lignes et la logique de son anatomie, le palais des machines rend les yeux contens ; il intéresse l’esprit aux problèmes difficiles qu’on soupçonne derrière cette simplicité ; n’est-ce pas là l’impression que doivent produire les grandes œuvres architecturales ? De plus, ce palais consacre une révolution dans les principes de l’art du bâtiment ; la construction en pierre réclamait de tous ses élémens une immobilité absolue ; le fer est plus vivant, plus nerveux en quelque sorte ; il exige la liberté de ses mouvemens intimes. Les constructeurs en ont assuré le jeu par un appareil ingénieux, ces rotules d’acier qui rappellent les articulations des membres humains. Une plus grande stabilité garantie par plus de liberté, cela mène la réflexion très loin, s’il est vrai, comme on l’a toujours cru, qu’il y ait des correspondances cachées entre l’état social et l’architecture.

On dispute déjà sur les mérites respectifs de l’architecte qui a dessiné ce palais, de l’ingénieur qui a calculé la portée des fermes. Ces discussions sont toujours intempestives, à propos d’un monument ; les plus fameux ont été des ouvrages collectifs et souvent anonymes. Dans le cas actuel, ces distinctions indiscrètes entre les ouvriers prouvent une entière méconnaissance de ce qui fait le prix et la nouveauté de l’œuvre. Elle n’a réussi, et l’on n’en réussira désormais de pareilles, que par la collaboration de l’architecte et de l’ingénieur. Il faut mettre sur le même plan M. Du tort, M. Contamin, et leurs aides principaux dans chaque spécialité. Je ne voudrais même point que pour les différencier on se servit de ces mots : l’artiste, le savant, l’industriel. Mieux vaudrait dire que le chef-d’œuvre est dû aux travaux combinés des divers métiers, en rendant à ces tonnes la noble plénitude de leur vieux sens. On pardonnera ces subtilités de langage, si l’on concède que le choix des mots préjuge ici des théories d’ensemble, d’où peuvent dépendre la stagnation ou le renouvellement de l’art[1].

  1. « Pendant tout le moyen âge et assez avant dans le XVIe siècle, métier et art avaient une seule et même qualification… L’idée d’un art et d’une industrie distincts, d’un art élevé et d’une basse industrie, d’un art qui anoblit l’homme et d’une industrie qui le dégrade, n’était venue à personne durant tout le moyen âge, pas plus qu’elle n’avait eu cours dans toute l’antiquité ; on s’échelonnait sans se scinder ; on se mesurait, on ne se classait pas. » — (Laborde, Rapport de 1856.) — Je voudrais faire de plus longs emprunts à cet excellent rapport, que M. de Laborde intitulait si bien : De l’union des arts et de l’industrie, et qu’il résumait dès la première page dans cet énoncé : « L’avenir des arts, des sciences et de l’industrie est dans leur association. » Je suis heureux de placer sous l’autorité de ce maître les idées que je dois me borner à indiquer eu quelques lignes ; je renvoie les personnes curieuses de ces questions à ces deux volumes, dont on n’a guère tenu compte ; elles y trouveront, développées à l’avance, toutes les directions de l’art moderne.