Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/468

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lieu de l’expliquer. En quatre morceaux purement symphoniques, l’auteur essaie de raconter et de commenter la légende d’Antar, fils du désert. Antar vivait solitaire au milieu des ruines de Palmyre, quand soudain une gazelle accourt. Un oiseau gigantesque la poursuit. Antar la délivre et le léger animal disparait. Le jeune homme s’endort, pour se réveiller dans un palais magique. La gazelle était fée : elle promet à son sauveur les trois grandes jouissances de la vie : la vengeance, le pouvoir et l’amour. Elle lui promet aussi la mort dès qu’il sentira la moindre fatigue, le plus léger dégoût de vivre. Après de longs jours heureux, une ombre passe dans les yeux du héros, et la fée alors lui donne un baiser, dont ils meurent ensemble.

Voilà, je crois, le comble de la musique descriptive et de la symphonie-programme, cette forme périlleuse de la symphonie. Berlioz, qui déjà peut-être alla trop avant sur cette route, n’y alla jamais si loin. Liszt, plus téméraire, s’y est un peu fourvoyé, et l’auteur d’Antar également. On ne représente pas le pouvoir avec des notes ; la tyrannie ou le parlementarisme ne prêtent pas à la musique. Et puis rien ne gâte le plaisir d’écouter une symphonie comme l’obligation de la suivre d’une imagination prévenue et contrainte. On prend inévitablement la gazelle pour l’oiseau et le Pirée pour un homme. Avec cela les œuvres russes que nous avons entendues, et notamment celle-ci, manquent de plan, d’économie et d’architecture ; elles déroutent et fatiguent l’oreille et l’esprit français par un peu de désordre et d’incohérence. Il n’y en a pas moins de belles parties dans la symphonie en question, surtout une marche, le plus franc et le mieux construit des quatre morceaux. Mais que d’efforts, d’arrière-pensées, d’intentions et de prétentions ! Que la musique doit devenir difficile à écrire, si elle le devient ainsi à entendre !

Nous faisons cet été à nos hôtes tous les honneurs de Paris. Les trois orchestres de MM. Lamoureux, Colonne et Garcin ont donné chacun leur séance dans la maudite salle du Trocadéro. Tous trois ont joui de leur mieux, et le mieux de l’orchestre du Conservatoire a été le mieux de tous. Enfin, à l’Opéra-Comique, M. Paravey a organisé des représentations archéologiques. Nous avons entendu avec beaucoup de plaisir le Barbier de Séville, de Paesiello (1780). Il y a dans ce premier Barbier bien des pages qui rappellent Mozart ; il n’y en a guère qui annoncent Rossini. Il y en a une, la sérénade d’Almaviva, avec accompagnement de mandoline, au premier acte, qui est tout simplement une exquise petite merveille. Et ne nous soupçonnez pas ici d’exagéré pour demander pardon à la musique italienne et faire amende honorable à la Somnambule.


CAMILLE BELLAIGUE.