Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/626

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Surtout, ne descends point par cette échelle. Ce serait agir comme un homme ordinaire et méconnaître les dons qui sont en toi. Mesure mieux ta puissance, angélique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es doit voler dans les airs. Saute ; les anges sont là pour te soutenir. Saute donc !

Paphnuce répondit :

— Que la volonté de Dieu règne sur la terre et dans les cieux ! Balançant ses longs bras étendus comme les ailes dépenaillées d’un grand oiseau malade, il allait s’élancer quand tout à coup un ricanement hideux résonna à son oreille. Epouvanté, il demanda :

— Qui donc rit ainsi ?

— Ah ! ah ! glapit la voix, nous ne sommes encore qu’au début de notre amitié ; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Très cher, c’est moi qui t’ai fait monter ici et je dois te témoigner toute ma satisfaction de la docilité avec laquelle tu accomplis mes désirs. Paphnuce, je suis content de toi !

Paphnuce murmura d’une voix étranglée par la peur :

— Arrière, arrière ! Je te reconnais : tu es celui qui porta Jésus sur le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde.

Il retomba consterné sur la pierre.

— Comment ne l’ai-je pas reconnu plus tôt ? songeait-il. Plus misérable que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui espèrent en moi, j’ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dépravé que les maniaques qui mangent de la terre et s’approchent des cadavres, je ne distingue plus les clameurs de l’enfer des voix du ciel. J’ai perdu jusqu’au discernement du nouveau-né qui pleure quand on le tire du sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son maître, de la plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables. Ainsi, c’est Satan qui m’a conduit ici. Quand il me hissait sur ce faîte, la luxure et l’orgueil y montaient à mon côté. Ce n’est pas la grandeur de mes tentations qui me consterne. Antoine sur sa montagne en subit de pareilles. Et je veux bien que leurs épées transpercent ma chair sous le regard des anges. J’en suis arrivé même à chérir mes tortures. Mais Dieu se tait et son silence m’étonne. Il me quitte, moi qui n’avais que lui ; il me laisse seul, dans l’horreur de son absence. Il me fuit. Je veux courir après lui. Cette pierre me brûle les pieds. Vite, partons, rattrapons Dieu.

Aussitôt, il saisit l’échelle qui demeurait appuyée à la colonne, y posa les pieds et ayant franchi un échelon, il se trouva face à face avec la bête : elle souriait étrangement. Il lui fut certain alors que ce qu’il avait pris pour le siège de son repos et de sa gloire n’était que l’instrument diabolique de son trouble et de sa damnation.