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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/665

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quelque critique qu’on puisse en faire, il est fort curieux et digne d’être visité ; on n’y va guère. Les étrangers qui s’entassent au Champ de Mars et sur l’Esplanade des Invalides emporteront dans leurs yeux la tour Eiffel, la galerie des machines, la rue du Caire et ses ânes blancs, le palais des colonies, le théâtre annamite, des figures de Javanaises, de Sénégalais et de Canaques. Ils partiront pour la plupart sans avoir vu Jean-Jacques Rousseau mangeant des cerises avec Thérèse Levasseur, les assiettes et les pendules révolutionnaires, les éventails aux assignats, le portrait d’Eléonore Duplay, le rouet de Charlotte Corday, l’écharpe de Camille Desmoulins et le gilet que lui broda Lucile, le masque de Marat, la tabatière de Danton et le plat à barbe de Robespierre.

Ce ne sont pas seulement les étrangers qui ont oublié le Centenaire pour ne s’occuper que des merveilles accumulées au Champ de Mars ; les Français en ont fait autant, à l’exception de ceux qui avaient quelque intérêt dans cette affaire. L’Exposition a tout à la fois flatté notre amour-propre et procuré à notre esprit un repos, une détente dont il avait grand besoin. C’était une trêve de Dieu, une diversion des plus heureuses à la maudite politique dont nous étions saturés. Nous nous sentions terriblement las des séances tumultueuses de la chambre, des controverses et des querelles des partis, de leur intolérance, de leurs hyperboles, de leur pompeux verbiage, de leur rhétorique qui sonne creux, des gens qui ne parlent que de leurs principes et ne songent qu’à leur réélection, et nous avons été transportés d’aise en découvrant que les Expositions sont des fêtes pacifiques où les opinions n’ont rien à voir et qui apportent de la joie à tout le monde. Hélas ! après la trêve, l’implacable guerre recommencera ; plus le divertissement aura été doux, plus dure sera la réaction. Ce qu’un journaliste appelait le delirium festoyant fera place avant peu au delirium électoral. Ainsi vont les choses. Race irritable, intempérante, excessive et mobile : le ciel, qui ne veut pas notre mort, a fait aussi de nous la race la plus élastique de la terre. La chaleur de notre sang nous joue des tours cruels, notre élasticité nous sauve, et de si haut que nous tombions nous avons bientôt fait de nous ramasser et de recommencer à courir.

Les peuples ont la mémoire si courte, que la célébration des Centenaires les laisse presque indifférens. L’ancien régime est si loin de nous qu’il nous semble parfois qu’il n’a jamais existé, et nous avons peine à nous représenter que la France n’ait pas toujours possédé certaines garanties dont nous ne pourrions plus nous passer, certains droits qui sont devenus la chair de notre chair et que nous tenons de la révolution. Un voyageur, en arrivant pour la première fois dans un pays lointain, va de surprise en