Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/67

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’amenait fatalement à rompre avec la société de son temps : il en répudie les principes, les goûts, les habitudes ; il fait un devoir au chrétien de s’éloigner d’elle, il emploie toute sa dialectique à lui prouver qu’elle n’a pas de place pour lui et qu’il n’y peut vivre sans manquer à sa foi. Tel est l’esprit qui anime ses ouvrages les plus importons, par exemple son traité de l’Idolâtrie et celui des Spectacles. J’ai cru devoir le faire bien connaître par des analyses et des citations, afin qu’il fût plus facile de saisir et d’apprécier la différence qui sépare ces livres de celui que j’ai entrepris d’examiner dans cette étude.


III

Voici ce qui lui donna l’occasion d’écrire le traité du Manteau.

Tertullien, qui jouissait du droit de cité romaine, comme tous les habitans de la colonie de Carthage, et, portait la toge, la quitta un beau jour pour se vêtir du pullium, c’est-à-dire de l’habit grec. Il a longuement insisté, dans son ouvrage, et avec des détails minutieux, qui font la joie et le tourment des antiquaires, sur les différences qu’il y avait entre ces deux sortes de vêtemens. La toge consistait en une grande pièce de laine ronde, avec une ouverture au milieu, pour passer la tête ; elle enfermait le corps tout entier et pendait également de tous les côtés. Le pallium était, au contraire, un morceau d’étoile carré qu’on posait sur les deux épaules, en le serrant autour du cou par une agrafe, et dont les bords inférieurs formaient des pointes d’inégale longueur. C’était un manteau léger, susceptible d’être drapé de diverses manières, et qui a rendu de grands services à la sculpture antique[1]. La toge était moins élégante et surtout moins commode ; cependant on n’y renonçait guère, malgré ses inconvéniens : elle était l’insigne du citoyen romain, et l’on se résignait à étouffer sous cette lourde chape pour convaincre ceux qu’on rencontrait qu’on appartenait à la gens togata et qu’on avait droit au respect de tous.

Pourquoi Tertullien renonça-t-il tout d’un coup à la porter ? Quelle raison pouvait-il avoir de changer ses anciennes habitudes, de quitter un vêtement dont on tirait vanité et qui était celui des maîtres du monde, pour prendre l’habit des vaincus ? C’est ici que les incertitudes commencent. On en a donné diverses explications dont il me paraît difficile d’être satisfait. L’opinion la plus ancienne et qui a été longtemps la plus accréditée c’est que le pallium était

  1. On peut voir, au Musée du Louvre, un bel exemple de l’emploi du pallium dans la statue qu’on appelle la Pallas de Velletri.