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jamais de la révolution. Un jour, pourtant, il se prit à dire : « D’autres hommes ont la fièvre pendant vingt-quatre heures. Moi, madame, je l’ai eue pendant dix ans. » Si vous n’aimez pas les révolutions, arrangez-vous pour les rendre impossibles ; mais ne leur demandez pas d’être sages. Demandez plutôt à la tempête de ne pas faire de bruit et de ne rien casser.

Il ne faut pas leur demander non plus de tenir toutes leurs promesses, de réaliser entièrement leur programme et leur idéal. Même dans ces temps paisibles et réguliers où il semble qu’on puisse mener à bonne fin tout ce qu’on entreprend, l’histoire est fatalement imparfaite, misérablement fragmentaire ; pour y trouver un peu d’or, il faut remuer des monceaux de scories. Ce n’est que dans les légendes, dans les contes bleus, que tout est beau, charmant ou sublime, que la fin répond aux commencemens, que les causes produisent leurs effets selon les règles d’une infaillible logique, que la liaison des conséquences avec les principes, l’enchaînement rigoureux des faits nous procurent ces joies de la raison que donne aux esprits méthodiques un théorème de géométrie élégamment démontré. C’est un genre de plaisir qu’on éprouve rarement en étudiant les annales des peuples.

Dans quelques pages admirables que je viens de relire, un de nos critiques les plus distingués, penseur original autant qu’ingénieux, M. Montégut, oppose aux misères de l’histoire réelle les splendeurs de cette histoire idéale qui n’est jamais arrivée et ne sera jamais écrite, dont les documens existent pourtant dans le cœur et dans l’âme de l’homme, et qui est la seule vraie, la seule belle, la seule vivante[1]. Se souvenant de Platon et de sa caverne, il ajoute que tous les événemens qui se produisent ici-bas ne sont que les fantômes de choses qui ne se voient point, « une succession d’ombres se projetant sur un mur mal blanchi. » C’est pour cette raison que l’étude de l’histoire, comme il le remarque, attriste et chagrine certains esprits ; elle apparaît comme la plus décevante des fantasmagories à quiconque ne sait pas conclure de la présence de ces ombres visibles à l’existence des réalités invisibles. « L’effort trahit toujours la volonté, le mot trahit toujours la pensée, l’exécution trahit toujours le désir. Là où l’histoire idéale proposera l’édification de la cité de Dieu sur la terre, l’histoire réelle répondra par la hiérarchie catholique ; au lieu de la réformation de l’église, nous aurons le protestantisme ; au lieu du règne de la justice, la révolution française. » Qu’est-ce après tout que l’histoire idéale ? C’est celle de nos rêves et de nos bonnes intentions.

  1. Mélanges critiques, par un Emile Montégut. Paris, 1887 ; Hachette.