dans la plaine sa faiblesse, ses infirmités, ses soins, ses inquiétudes, en un mot la partie débile de son être et la portion ulcérée de son cœur. » Sylvain Bailly, qui le 12 novembre 1793 devait endurer le plus cruel des martyres et mourir dix fois avant d’avoir la tête coupée, l’excellent et digne Bailly au long nez, au visage à la fois sévère et doux, et dont les yeux de myope voyaient tout en beau, Bailly qui croyait que jadis au centre de l’Asie avait vécu un peuple sage, vertueux, pacifique, employant ses loisirs à contempler les étoiles, fut longtemps convaincu que la révolution était destinée à ramener l’âge d’or sur la terre. Nommé président de l’assemblée, on lui fit une ovation à Chaillot, où il passait les étés : « Je ne dis rien de trop en disant que je fus embrassé par cette foule presque entière, qui se pressait autour de moi avec les plus vives expressions de l’amour et de l’estime, une joie pure et douce, une paix qui annonçait l’innocence. Cette fête était vraiment patriarcale, elle m’a donné les plus délicieuses émotions et m’a laissé le plus doux souvenir. » Sous le règne de Louis XVI, l’imagination française s’était mise au régime lacté.
Les hommes de 89 avaient pris à Voltaire son amour de la civilisation et sa haine de l’intolérance ; ils n’avaient eu garde de lui prendre son impitoyable sens critique, et son aversion pour les utopies, pour les chimères, pour tout ce qui flatte l’orgueil humain. Ils avaient pris à Montesquieu la plus contestable de ses théories, celle de la séparation des pouvoirs, mais ils avaient trop peu médité son principe que les lois sont des rapports nécessaires résultant de la nature des choses. Ils avaient emprunté à Rousseau le Dieu du vicaire savoyard, et ils disaient, pour le lui avoir entendu dire, que le vrai souverain est la volonté générale ; mais ils n’ajoutaient pas comme lui qu’il y a bien de la différence entre la volonté générale et la volonté de tous, que le peuple se trompe souvent, et qu’au surplus il est toujours très dangereux de toucher au gouvernement établi.
On a souvent répété que c’était du misanthrope Rousseau qu’ils avaient appris à regarder l’homme comme un être naturellement bon. Ils comprenaient mal les leçons de leur maître. Quand Rousseau nous parle de nos origines, il a bien soin de nous dire « que ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans notre nature et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais. » L’homme primitif dont il vantait le bonheur, l’innocence, et auquel il attribuait fort gratuitement un penchant à la commisération, une répugnance à voir souffrir, est un sauvage préhistorique, fort différent de tous ceux que nous pouvons trouver