Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/710

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mystérieuse, il me sembla que le livre se rouvrait devant moi, ou plutôt que le drame prenait vie ; les principaux personnages étaient en scène, la Force, la Puissance, et cet éternel Prométhée, en qui le tragique grec incarnait à la fois la science et l’homme. Le dieu forgeron qui rivait ce l’indestructible airain » sur les rochers du Caucase a changé de figure, mais on le reconnaît là, métamorphosé en monstre d’acier, et tout aussi poétique. Voilà, dans ces foyers, « le feu resplendissant, le don fait aux hommes. » Et ce n’est plus dans une « férule » desséchée, mais sur ces roseaux de cuivre qu’elle luit, « l’étincelle féconde, la source de la flamme, le maître qui a enseigné aux mortels tous les arts, l’artisan de tous les biens. » Prométhée l’a dérobée au ciel une seconde fois, pour nous la rendre plus subtile, plus inventive, plus secourable. Cette fois, il n’est pas châtié pour son bienfait. Aussi bien, je me trompais, ce n’est plus le Prométhée enchainé qui est en scène, c’est l’autre drame du poète, si longtemps perdu et enfin retrouvé là, le Prométhée délivré. Le titan a fait accord avec la Force et la Puissance, il ne souffre plus par elles, il les emploie à ses œuvres ; à son tour, il les a liées dans le frêle réseau de ces fils magnétiques. Et le Chœur, qui plaignait l’héroïque criminel d’avoir trop aimé les hommes, tient désormais un autre langage devant la Puissance qu’il ne redoute plus : « Force, jadis hostile et fatale, sois bénie et glorifiée. Tu es l’esprit deviné par les anciens poètes, depuis Eschyle, l’esprit que Virgile sentait, agitant la masse du globe et pénétrant dans tous les membres du grand corps. Tu émanes de l’Energie première, qui est aussi intelligence et bonté. Il semble que tu aies un reflet de son intelligence : apporte-nous un rayon de sa bonté. Il ne se peut pas que tu sois descendue des sources pures de l’univers à l’unique fin d’enfler un tas d’or dans quelques mains ; sois miséricordieuse aux petits, allège leur humble tâche, fais-toi pour eux facile et douce. Redeviens terrible si nous avons besoin de ton secours pour détendre notre sol, foudre qui dispenses la vie et la mort, toi qui peux anéantir l’homme ou luire pacifique dans sa lampe de travail, éclairant ce palais où nous t’admirons, ô Force ! »


Eugène Melchior de Vogüé.