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opposé l’infatuation opportuniste et radicale à l’infatuation boulangiste. Aujourd’hui, au lieu de la politique qui aurait pu prévenir le danger, on ne parle plus que de combattre, de réprimer, d’exterminer. La question est justement de savoir comment on peut combattre avec quelque efficacité ce qu’on n’a pas su empêcher. Jusqu’ici on n’a pas trouvé d’autres moyens qu’un procès devant le sénat érigé en haute cour, un expédient de légalité électorale contre les candidatures plébiscitaires et la guerre aux fonctionnaires suspects. C’est beaucoup, c’est peut-être trop, ce n’est peut-être pas assez.

Qu’on juge M. le général Boulanger, si on en a les moyens, si on a les preuves précises de l’attentat, du complot, des concussions dont on l’accuse dans des actes d’instruction qui n’ont plus rien de mystérieux, puisqu’ils ont été dérobés et publiés, soit ; qu’on le juge, — à la condition toutefois de ne pas faire de la justice, même de la justice du sénat, l’instrument d’une politique, d’une sorte d’exécution personnelle. Assurément, M. le général Boulanger est un ambitieux remuant et sans scrupules, qui n’est difficile ni sur ses relations ni sur ses programmes, qui a grandi par l’indiscipline et a évidemment abusé de son passage au ministère pour se faire la plus équivoque des popularités. Il ne respecte rien, ne doute de rien et se croit appelé à tout sans avoir rien fait. Sa fortune ne s’explique que par la lassitude universelle, par l’instinct de changement qui saisit les peuples éprouvés, et à voir comment il traite les lois quand il n’est que candidat, on peut soupçonner comment il les traiterait s’il était au pouvoir. Tout cela peut être vrai ; mais enfin il faut savoir ce qu’on fait, même contre un ambitieux dont on veut se délivrer. Il est impossible de ne pas se souvenir que, si M. le général Boulanger est devenu un personnage à l’ambition gênante, il y a été aidé par ceux-là mêmes qui prétendent être aujourd’hui ses accusateurs et ses juges. Ce sont les républicains qui lui ont ouvert la voie, qui l’ont élevé au pouvoir, qui l’y ont soutenu. C’est avec leur connivence ou sous leur tolérance qu’ont été accomplis la plupart des actes recueillis tardivement aujourd’hui comme autant de griefs. On savait quel usage le ministre de la guerre faisait de ses fonds secrets ; on le connaissait lorsqu’on lui donnait encore le commandement d’un corps d’armée. Il a tenu, dit-on, un propos suspect, indigne d’un chef militaire, dans une nuit prétendue historique, en pleine crise présidentielle, il y a deux ans ; mais il n’était pas seul. Il y a eu avec lui ou à côté de lui, jusqu’à l’hôtel de ville ; d’autres organisateurs de complots, d’autres conspirateurs, et s’il est poursuivi pour ce fait, comment ne poursuit-on pas ceux qui ont conspiré avec lui ? De plus, dans une affaire de justice, il ne suffit pas de recueillir des bruits, des soupçons, des témoignages qui ne sont que la continuation ou l’écho des polémiques du jour ; il faut des faits précis, saisissables, décisifs, qu’on aura peut-être, qu’on ne semble avoir jusqu’ici que par