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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/932

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blessée la première fois par l’aiguillon du mépris. Tout mon orgueil se révolta. Je devins mauvaise et méchante ; j’étais avide de sang : je me vengeai sur les hommes qui m’humiliaient et sur les femmes qui me fuyaient comme une réprouvée. Je savourais toutes les jouissances du mal avec une sorte de volupté. Je devins un démon pour ceux qui me désiraient et une brute pour ceux qui m’aimaient.

Je triomphais quand je pouvais fouler aux pieds un homme follement amoureux de moi, et je le maltraitais comme un chien. Pourtant, Dieu m’a cherchée et m’a frappée au milieu de ma honte dorée.

Je tombai malade : un verre de Champagne glacé, bu après une danse folle, me mit entre la vie et la mort. Étendue sur ma couche, abandonnée, trahie et pillée par tous, je luttai pendant de longs jours contre la sinistre visiteuse. Une sœur de charité me soigna avec un amour tout chrétien.

Elle sauva mon corps et mon âme.

Dès que je fus rétablie, je vendis tout ce qui me restait de mon ancien luxe et en distribuai l’argent aux pauvres. Je pris cette croix sur mon épaule et j’essaie, en faisant mon pèlerinage à travers le monde, d’obtenir le pardon de Dieu. Me sera-t-il accordé ? Je ne sais.


Longtemps elle se tut, le jeune homme restait immobile à ses côtés :

— Mais toi, reprit-elle enfin, tu me connais maintenant, tu vas me mépriser. Méprise-moi, c’est mieux ainsi, poursuis ton chemin et laisse-moi continuer le mien.

Elle se leva et essaya de reprendre son lourd fardeau, mais ses membres fatigués s’y refusèrent. À ce moment, Roman se leva et prit la lourde croix :

— Que fais-tu ? s’écria-t-elle effrayée.

— J’irai avec toi.

— Tu voudrais ?..

— Oui, je le veux…

— Tu voudrais… porter cette croix si lourde ?

— Oui, pour toi.

— Et pourquoi ?

— Parce que je t’aime !


SACHEH-MASOCH.