liberté, je construisais de petites machines en manière de jouets. Je n’avais qu’un désir, trouver les moyens de m’instruire quelque part et d’essayer mes inventions. J’entendis qu’on faisait une exposition à Ekatérinenbourg, dans l’Oural, et l’idée me vint de m’y rendre. Mais comment arriver jusque-là ? Je résolus de mettre en gage mon isba ; vous savez, maintenant, on donne de l’argent sur les maisons, dans les banques. Je touchai 80 roubles ; c’était trop peu : j’arrachai les pieux de la palissade, je les vendis aux voisins. Je laissai une partie de l’argent à ma mère et à mes sœurs, et je partis, emportant mes modèles. Le général-gouverneur eut connaissance de moi, il me montra des bontés ; on m’amena à Ekatérinenbourg et j’y reçus un brevet. Quelque chose me poussait à continuer plus loin, dans le monde de Dieu. Je parvins à Kazan ; j’y rencontrai une dame, une bonne âme, qui me conduisit à Kharkof. Mon bonheur voulut que là aussi il y eût une exposition ; je reçus un second brevet. Un acteur des théâtres, André Bourlak, s’intéressa à moi et me mena à Moscou, me disant que là je pourrais apprendre. À Moscou, je fis la connaissance d’un marchand ; il me donna quelques avis et me mit en rapport avec un certain Américain. Celui-là regarda attentivement mes modèles, il voulait en prendre plusieurs, il me proposa cent roubles. Cette affaire ne me paraissait pas pure ; j’en écrivis à André Bourlak, qui avait rejoint son théâtre, à Pétersbourg ; il me répondit de laisser là l’Américain et m’envoya un peu d’argent, en me conseillant de venir à Pétersbourg. De bonnes gens m’adressèrent au quartier impérial, à une personne très importante, le général Richter. Il a parlé de moi à Sa Majesté elle-même ! On me fit recevoir dans les usines de l’état ; je restai quelques mois dans celle de la marine, à Cronstadt, puis dans une autre. Je regardais, j’apprenais ; je vis bien que plusieurs de mes inventions étaient déjà inventées, et qu’on faisait beaucoup mieux ; mais je perfectionnais les autres, qui sont bonnes. Un an se passa ; on commença à parler autour de moi de l’exposition de Paris ; je n’avais plus qu’une idée, y aller. Par bonheur notre général-gouverneur de Sibérie arriva à Pétersbourg ; il fut si bienveillant pour moi, il m’ouvrit un nouveau crédit, et sur sa demande on m’amena à Paris. Ici, quand j’ai visité la galerie des machines, j’ai bien vu ce que c’était ! Je voudrais y étudier, et puis, si c’est possible, étudier aussi en Angleterre ; mais pas trop longtemps : je veux retourner dans ma Sibérie. Jusque-là, ce ne sera pas facile de vivre. Le commissaire de la section, Andréef, m’a aidé ; il est mort l’autre semaine, il est dans le royaume céleste. Je ne connais plus personne, je n’entends pas la langue : le plus triste, c’est que le jury a passé une première fois devant mes
Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/944
Apparence