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machines sans s’arrêter. Une famille m’avait pris en pension, elle va partir. Mais ce n’est rien ; l’argent viendra, quand je vendrai mes machines ; sûrement, elles se vendront. »

Et il se mit à me les expliquer avec feu, ses machines. J’ignore ce qu’elles valent, peut-être rien pour nous ; je sais seulement qu’en Russie il faut accommoder les instrumens de travail aux lieux et aux hommes ; dans les régions reculées où l’eau et le vent, seront longtemps les seuls moteurs économiques, j’ai vu des appareils très primitifs, à la fois simples et ingénieux, rendre plus de services que nos engins délicats. — Tandis qu’Ahnasof poursuivait ses explications, je le regardais avec un serrement de cœur. Faute de connaître les premiers principes, voilà un homme qui a dépensé de grands efforts d’intelligence pour rouvrir à lui seul le sillon déjà creusé par l’élite de l’humanité, pour réinventer l’ABC de la science, comme l’enfant de génie qui retrouvait les propositions d’Euclide. De deux choses l’une : ou ce pauvre garçon n’a refait que du vieux neuf, et c’est le naufrage certain ; ou il y a quelque chose de pratique dans son bagage, et c’est encore le naufrage probable. « L’Américain » de Moscou se trouvera partout, dans toutes les nationalités, pour exploiter celle brebis désignée à la tonte. Le paysan d’Omsk ne soupçonne pas la férocité de la bataille, la lourdeur des poids à soulever pour réussir dans ce monde supérieur qui l’attirait ; fasciné par le rayonnement de notre Paris, il nous est arrivé de si loin, d’aventure en aventure, portant vers nous son petit espoir tenace, comptant sur les bonnes dames et les braves acteurs qui ramassent en route les délaissés. Le voilà perdu dans notre tourbillon, seul, quasi-muet. Quelle que soit la valeur de ses travaux, l’homme est de la race droite et forte. Si ces lignes passent sous les yeux de quelques-uns, parmi nos ingénieurs et nos savans, je les supplie de jeter un regard sur l’éventaire d’Almasof et de prendre la mesure de ses aptitudes ; l’inventeur sibérien leur rappellera les précurseurs qui ont préparé leurs triomphes actuels, qui cherchaient, devinaient, croyaient ainsi, il n’y a pas si longtemps ; en souvenir de ces ancêtres, ils voudront tendre la main à ce frère attardé.

Il m’a retenu, et le palais des Arts libéraux contient encore tant de choses dont j’aurais dû parler ! Elles attendront : une âme, c’est plus précieux que les choses. On me pardonnera de passer rapidement devant l’exposition pénitentiaire du ministère de l’intérieur, qui développe sur le pourtour du rez-de-chaussée ses collections de chaussons de lisière. Pourtant, les plus industrieux des hommes, ce sont encore les détenus. On nous exhibe leurs travaux de fantaisie, leurs chefs-d’œuvre en mie de pain, en plumes, en brins de