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toutes les larmes qu’a jamais bues la terre ; il passe là des notes qui mettent à nu toutes les places meurtries du cœur. Elles le remportent en arrière, bien loin, par-delà les années abolies ; dans un cabaret semblable où jouaient ces mêmes Lautars, à Ferestréou. C’est tout près de Bucharest ; alentour, l’immense plaine en juillet n’est qu’une seule gerbe de blé. On allait à Ferestréou au soleil couchant, qui traînait ses flammes sur les vagues rousses de cette mer d’épis ; jusqu’aux premières étoiles, les Lautars raclaient leurs arpèges et jetaient leurs chansons insensées ; elles fuyaient sur les blés à la forte odeur comme des cris de bêtes blessées, faisant lever de la nuit les rêves où l’on voit tout ; mais alors, ces rêves se levaient en avant, dans l’illimité du désir et de l’espérance, ils appelaient ; maintenant, il faut retourner la tête pour les distinguer encore, loin, derrière… Le Bouddha avait raison, tout n’est pas là-haut, sur les bancs de la classe où le pédagogue prétend donner la science intégrale. Les hommes lui échappent pour demander à des Bohémiens ce que le magister ne sait pas exprimer. Tous les hommes : écoutez monter ces musiques diverses de chaque point de l’Exposition, de partout où sont campés les représentans de quelque peuplade ; réveillez les vieux airs qui dorment dans les épinettes et les clavecins de ces collections, dans la boutique du luthier gothique, et jusque dans le bois de cette harpe exhumée d’un tombeau d’Egypte, où elle gardait les soupirs immémoriaux du Nil. De toujours, de partout, l’unanime concert s’élève, couvrant le bruit des machines et des métiers. Comme tout ce que nous voyons ici, il nous fait mesurer les innombrables échelons de l’ascension humaine, depuis l’extrême barbarie jusqu’à l’extrême raffinement, depuis le Canaque et le Malais qui frappent sur des pots de fer devant leurs paillotes, jusqu’au dôme central où M. Widor joue une fugue de Bach sur le grand orgue Cavaillé ; mais enfantine ou savante, avec ses moyens inégaux d’expression, c’est la langue universelle, fraternelle, le fond de la méditation du Bouddha, la voix qui dit à tous les mêmes choses, les seules nécessaires, qui évêque pour chacun de nous son rêve de Ferestréou, ce rêve qu’on a trouvé dans le berceau, qu’on emporte à la tombe, et dont on attend la réalisation au-delà.

En attendant, debout. L’heure n’est pas au rêve. Les idées, les obsédantes idées nous rappellent dans ces galeries. Elles gîtent là comme le charbon dans le puits de mine, sollicitant le mineur d’aller extraire de ces ténèbres de quoi faire un peu plus de lumière. Rentrons dans les galeries, pour y chercher les matériaux qui éclaireront notre prochain entretien.


Eugène-Melchior de Vogüé.