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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/106

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faire désormais qu’à pourrir dans le fouillis des algues enchevêtrées, au bruit de la clameur des merry men. Cette pensée m’avait frappé dès le commencement ; elle m’intéressa davantage à mesure que je m’instruisis sur l’Espagne, d’où était parti l’orgueilleux équipage par ordre du roi Philippe. Et plus que jamais ce jour-là, durant ma promenade de Grisapol au promontoire d’Aros, je songeais à l’Espirito Santo. Ce n’était pas sans raison, comme on va le voir. Le fameux docteur Robertson, alors principal du collège d’Édimbourg, m’honorait de sa bienveillance ; chargé par lui de mettre en ordre quelques papiers de date ancienne, c’est-à-dire de conserver ce qui en valait la peine et d’élaguer le reste, j’avais, à ma grande surprise, trouvé un renseignement sur le navire, Espirito Santo, avec le nom de son capitaine et comment il avait porté de grandes richesses, mais s’était malheureusement perdu sur le Roost de Grisapol. À quel endroit précis ? On l’ignorait ; les tribus sauvages de la contrée n’avaient pas su répondre à l’enquête des envoyés du roi. En rattachant les choses les unes aux autres, en ajoutant à la tradition de notre petite île cette note historique sur la recherche d’un trésor entreprise par le vieux roi Jacques, je conclus que l’endroit qu’on n’avait pas su découvrir devait être la baie de Sandag, proche des terres de mon oncle. Aussitôt une idée fixe s’empara de moi ; remettre à flot le bon navire avec son chargement de lingots et de doublons pour faire remonter du même coup aux dignités, à la fortune d’autrefois, notre maison déchue de Darnaway. J’eus par la suite l’occasion de regretter ce dessein ; mon esprit tendu sur des chimères fut brusquement ramené à de plus graves réflexions ; depuis que j’ai été témoin d’un étrange et terrible jugement de Dieu, la seule idée de trésors ravis aux naufragés a épouvanté ma conscience.

Dès cette époque, d’ailleurs, ce n’était pas une cupidité sordide qui me poussait ; je ne désirais des richesses que pour l’amour d’une personne qui m’était plus chère que moi-même, la fille de mon oncle, Mary-Ellen. Cette jeune cousine avait reçu quelque éducation, elle avait même été envoyée en pension sur le continent ; peut-être eût-elle été sans cela plus heureuse, car telle que l’éducation l’avait faite, Aros ne pouvait lui convenir. Quelle vie, en effet, que celle qu’elle menait dans cette âpre solitude, avec le vieux Rorie pour unique domestique et sans autre compagnie qu’un père mécontent et taciturne, rustiquement élevé au sein d’une secte religieuse austère, jadis maître de barque, et qui finissait par gagner à grand’peine le pain quotidien en vendant quelques moutons et en pêchant sur la côte ! Si la société de mon oncle et la monotonie de ce désert devenaient fatigantes pour un garçon de mon âge au bout d’un mois ou deux, on peut se figurer