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LES GAIS COMPAGNONS.

ce que c’était pour une jeune fille que d’écouter chanter les merry men toute l’année, avec le vol des mouettes et le soin du bétail en guise de distraction !


II.

J’atteignis la pointe d’Aros à mi-flot et je sifflai Rorie pour qu’il vînt me prendre. Il fut inutile de répéter le signal. Au premier coup de sifflet, Mary fut à la porte, agitant un mouchoir, et les longues jambes du vieux domestique arpentèrent le terrain jusqu’à la jetée. Quelque hâte qu’il fît, il lui fallut beaucoup de temps, néanmoins, pour traverser la baie ; à plusieurs reprises, je le vis s’arrêter, aller au gouvernail et plonger dans le sillage un regard curieux. À mesure qu’il approchait, il me semblait vieilli, plus maigre encore et hagard ; je crus remarquer qu’il évitait de rencontrer mes yeux. La barque de pêche, soigneusement réparée, avait deux nouveaux bancs et plusieurs morceaux rapportés en bois évidemment exotique et très rare dont le nom m’était inconnu. J’en fis l’observation et demandai à Rorie d’où venait ce bois.

— Du bois dur à travailler ! répondit le bonhomme avec hésitation.

Puis, laissant tomber les rames, il alla regarder à l’arrière comme il l’avait fait plusieurs fois déjà durant la petite traversée ; une main appuyée à mon épaule, il contemplait l’eau d’un air effaré :

— Qu’arrive-t-il ? lui demandai-je.

— Oh ! ce doit être quelque gros poisson, répondit Rorie, retournant à ses rames.

Et je ne pus rien tirer de lui que d’étranges coups d’œil et de lugubres hochemens de tête ; malgré moi j’étais mal à mon aise. Je me détournai aussi pour considérer le sillage. L’eau était calme, transparente, mais ici, au milieu, de la baie, extrêmement profonde. Pendant quelque temps, je ne vis rien ; enfin, il me sembla que quelque chose d’obscur, un énorme poisson, ou peut-être seulement une ombre suivait de près notre trace, et alors je me rappelai l’une des superstitions de Rorie, comment, à l’époque d’une grande querelle meurtrière entre les dans de Morven, un poisson inconnu avait suivi pendant des années le sillage d’un certain bac, si bien que personne n’osait plus traverser.

— Il attendait l’homme qui devait venir, celui qu’il lui fallait, disait mystérieusement Rorie.

Ma cousine était au débarcadère ; elle me fit entrer dans la maison, où je remarquai tout d’abord de grands changemens. Le jardin avait une barrière taillée dans ce même bois qui avait servi à raccommoder le bateau ; les chaises étaient recouvertes de